Robinson Crusoë
Daniel DEFOE
Niveaux conseillés : 5e,  1ère L ;  1ère générale et technologique
Robinson Crusoë figure explicitement parmi les récits d'aventures proposés à la lecture par les programmes d'août 2008 pour le niveau 5e, dans une « version adaptée ou modernisée » : c'est donc à ce niveau que s'adressera prioritairement notre dossier. Bien que longue, cette œuvre est parfaitement accessible à une classe de bons lecteurs, ou peut être étudiée dans le cadre d'un groupement de textes dans lequel elle trouve naturellement sa place : le personnage de Robinson en effet est devenu un mythe littéraire, et la « robinsonnade » un thème qui a connu une riche postérité. à ce titre, Robinson Crusoé s'inscrit dans le cadre de l'objet d'étude « Les réécritures, du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours » au programme de 1ère L, et peut être étudié soit en regard de Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, soit au sein d'un groupement de textes ; nous présenterons des pistes d'analyse en ce sens dans la rubrique « groupements de textes ». Robinson Crusoé offre également une entrée intéressante pour l'objet d'étude « Le personnage de roman, du XVIIIe siècle à nos jours », commun aux 1ères générales et technologiques : récit rétrospectif écrit à la première personne, il donne à voir la construction du héros qui, confronté à l'épreuve de la solitude, recrée un monde autour de lui ; nous proposerons une liste de textes exploitables dans cette perspective dans la rubrique « groupements de textes » Les références au roman sont données dans l'édition Livre de Poche jeunesse, 1993 (refonte 2008).

Présentation

L’auteur

 Daniel Defoe naquit à Londres en 1660, année qui vit la restauration de la Monarchie après la Révolution de Cromwell, et la victoire des Anglicans sur les Puritains. Son père, qui tenait une boutique de chandelles dans un quartier populaire de la ville, était un puritain modéré mais ne fut pas victime de persécutions ; il éleva son fils selon ses principes religieux, et le destina même à une carrière ecclésiastique : il semble qu’il ait exercé l’activité de prédicateur avant de se lancer dans les affaires, en 1682. Daniel Defoe fut profondément marqué par cette éducation, dont on retrouve largement l’influence dans son œuvre, et dans Robinson Crusoé en particulier.

En 1684, il épousa Mary Tuffley, fille d’un importateurs de vins dont la dot lui permit de se lancer dans le commerce de gros ainsi que de prendre des intérêts dans l’import-export de tabac et de vin ; huit ans plus tard, il fit faillite et se trouva débiteur d’une somme de 17000 livres. Cette période de sa vie fut également marquée par son engagement politique : à la mort de Charles II en 1685, l’accession au trône de son frère cadet catholique Jacques II fut à l’origine de la rébellion de Monmouth, à laquelle participa Daniel Defoe ; ayant échappé à la répression, il soutint ensuite Guillaume d’Orange lors de la « Révolution Glorieuse » de 1688, et figura dans le cortège qui l’accompagna lors de son entrée dans Londres.

En 1689, Guillaume d’Orange devint Guillaume III ; Daniel Defoe publia alors un pamphlet politique anonyme, Réflexions sur le révolution récente, premier d’une longue série d’articles et d’essais politiques ; l’un d’eux, trop provocateur, lui valut d’être arrêté et mis au pilori en 1703, au moment des troubles qui suivirent la mort de Guillaume III ; il fut toutefois rapidement libéré grâce à l’intervention de l’homme d’État Harley, dont il devint alors l’homme de confiance ; c’est pour lui qu’il fonda en 1704 le journal politique The Review, qu’il dirigea pendant plusieurs années.

Le journalisme conduisit Daniel Defoe au roman, dont il est souvent considéré comme l’« inventeur » en Angleterre : s’inspirant d’un fait réel – l’aventure d’Alexandre Selkirk, abandonné sur l’île Juan Fernandez – et des récits qui en avaient été faits en 1712 et 1713, il publia Robinson Crusoé en 1719. Le roman connut un tel succès que Daniel Defoe le « compléta » par La Suite des aventures de Robinson Crusoé, paru quatre mois plus tard, et Réflexions sérieuses pendant la vie et les aventures de Robinson Crusoé, l’année suivante. Écrivain prolifique, il ne cessa d’écrire jusqu’à sa mort en 1731 : sans abandonner son activité de journaliste, il fit paraître plusieurs romans, parmi lesquels Le Capitaine Singleton en 1720, Moll Flanders et Le Journal de l’année de la peste en 1722 ou encore Roxana en 1724.

Daniel Defoe fut un homme ancré dans son temps : pamphlétaire et journaliste politique, il fut aussi l’un des acteurs des mutations que connut l’Angleterre au moment de la « Révolution Glorieuse » et dans les années qui suivirent ; devenu ensuite écrivain, il « inventa » le roman réaliste dont il fit un miroir de son époque : en lisant ses œuvres de fiction, nous y trouvons le reflet de l’idéologie de la classe moyenne anglaise, et nous y lisons l’émergence de la doctrine libérale ainsi que de l’individualisme.

L’œuvre

Résumé
On a bien souvent une image tronquée du Robinson Crusoé de Defoe, réduit aux épisodes du naufrage et de la vie sur l’île. Le succès des robinsonnades, qui reposent sur ces deux motifs, explique vraisemblablement cette simplification de l’œuvre dans l’imaginaire collectif, réduction confortée par les choix éditoriaux des éditions scolaires qui, afin de rendre ce long roman plus accessible à des adolescents, ont procédé à des coupes et supprimé en particulier les tribulations de Robinson après qu’il a quitté son île. Si l’on veut comprendre le Robinson Crusoé de Defoe, on ne doit cependant oublier ni ce qui précède ni ce qui suit sa vie dans l’île, qui permettent de rendre compte pleinement de l’évolution du personnage, au cœur de ce roman d’aventures qui est aussi un roman d’apprentissage.

Contre l’avis de son père, le jeune Robinson décide de quitter sa ville natale de York pour se lancer dans les affaires et prend la mer ; il est confronté à deux épreuves, qui sont à comprendre comme autant d’avertissements du destin : une tempête d’abord, une attaque de pirates ensuite où il est fait prisonnier. Il arrive toutefois à s’échapper et se rend au Brésil, où il devient planteur ; son exploitation prospérant, il s’embarque pour la Nouvelle-Guinée, afin de se procurer des esclaves, et c’est alors que son navire fait naufrage. La véritable rupture n’est cependant pas marquée par ce naufrage qui le coupe du monde : très vite en effet, Robinson se met au travail et recrée la civilisation sur son île en se construisant une maison fortifiée, en domestiquant des chèvres et en cultivant du blé pour cuire son pain. Elle se produit au moment où il reconnaît l’œuvre de la Providence dans sa vie et comprend que la délivrance qu’il espère n’est pas d’ordre terrestre, mais spirituel ; c’est alors qu’il accepte sa solitude, sans plus en souffrir, et travaille à accroître son bien, avec sérénité. Robinson renoue ensuite avec l’Autre en trois temps : les cannibales d’abord, qui ne se manifestent que par une trace de pied dans le sable et des restes humains ; Vendredi ensuite, indigène qu’il a sauvé de la mort et qu’il façonne à son image ; des marins anglais enfin, qu’il sauve d’une mutinerie et qui le saluent comme le « gouverneur » de son île. Son départ, tout comme son arrivée sur l’île, ne constitue pas une rupture, mais une étape de sa vie ; il laisse en effet derrière lui des « colons », quelques mutins repentis. Quant à lui, il voyage, en Angleterre d’abord, au Brésil ensuite où il retrouve sa plantation, et en Europe enfin ; devenu un homme prospère, il fonde une famille et vit de ses affaires.

L’œuvre de Daniel Defoe, on le voit, ne saurait se réduire au seul épisode de la vie dans l’île ; il en constitue toutefois le moment central, où se réalise la transformation du héros et il permet en outre d’étudier aussi bien le récit d’aventures que le roman d’apprentissage et la naissance d’un mythe littéraire : il est donc possible à l’enseignant de s’y limiter – sans toutefois s’interdire, en fonction des objectifs de la séquence, de faire aux élèves le récit de l’œuvre complète.

À l’origine du roman
Robinson Crusoé est considéré comme le premier roman anglais. Cette œuvre de fiction s’inscrit toutefois dans deux traditions, celle du récit de voyages d’une part, et celle du guide spirituel d’autre part. Daniel Defoe a ouvertement revendiqué la première en choisissant de présenter son œuvre non pas comme une fiction, mais comme une autobiographie : son nom en effet est absent de la page de titre de la première édition, sur laquelle on lit « written by himself », « écrit par lui-même »   c’est-à-dire par Robinson Crusoé ; les préfaces des deux « suites » publiées en 1719 et 1720 sont également signées de Robinson Crusoé, qui revendique l’historicité des faits racontés et réfute les critiques de ceux qui y voient une fiction. Le titre original de l’œuvre, The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe, of York, complété du long sous-titre explicatif Who lived Eight and Twenty Years all alone in an unhabited Island on the Coast of America, near the mouth of the Great River Oroonoque ; Having been cast on Shore by Shipwreck, wherein all the Men perished but Himself. With an Account how he was at last as strangely deliver’d by Pyrates, renvoie lui aussi au récit de voyages, en mettant l’accent sur les aventures de Robinson et l’épisode central de l’œuvre, le naufrage et la vie sur l’île.

Pour écrire son roman, Daniel Defoe s’est inspiré de faits réels, rapportés dans des récits de voyage – il en possédait plus d’une trentaine dans sa bibliothèque, ainsi que des cartes. On cite souvent celui de William Dampier, A new Voyage Round the World, publié en 1697 : il y raconte notamment comment un Indien nommé Robin vécut seul pendant trois ans sur l’île Juan Fernandez, au large des côtes chiliennes. Deux autres récits de voyage publiés en 1712, A Voyage to the South Sea, and around the World d’Edward Cook et A Cruising Voyage Round the World de Woodes Rogers, rapportent quant à eux la découverte du marin écossais Alexandre Selkirk après qu’il a vécu, seul, quatre ans et quatre mois, sur l’île Juan Fernandez également ; son aventure, qui avait fait l’objet d’un récit publié en 1713 par l’écrivain Richard Steele dans The Englishman, avait eu un assez grand retentissement, et il est très probable que les chèvres qui fournissent nourriture et habits à Robinson aient été empruntées à celles de l’île Juan Fernandez. C’est pour souligner cette filiation que l’État chilien, en 1966, l’a rebaptisée « île Robinson Crusoé » et c’est là que Michel Tournier plaça le naufrage de son Robinson, réunissant donc le personnage créé par Daniel Defoe et le marin écossais qui lui servit vraisemblablement de modèle.

Si le Robinson Crusoé de Daniel Defoe s’apparente à un récit de voyage par sa forme (récit rétrospectif à la 1ère personne, revendication autobiographique) et les faits qu’il raconte (voyages, tempêtes, esclavage, naufrage…), il s’en distingue toutefois par son intention. L’auteur en effet ne cherche pas à faire découvrir à son lecteur des lieux nouveaux, ou des plantes et des animaux extraordinaires : ainsi, la description détaillée du paysage de l’île n’intervient qu’au moment de l’exploration tardive qu’en fait le naufragé et permet surtout d’illustrer l’ingéniosité dont il fait preuve pour rendre comestibles les raisins qu’il découvre alors. Les tribulations de Robinson Crusoé ne sont pas racontées pour elles-mêmes, mais pour montrer comment elles le transforment : c’est le personnage qui est au cœur du roman, tout entier structuré autour de son évolution qui se cristallise au moment de l’épreuve de la solitude sur l’île ; là en effet, le jeune homme insouciant et aventureux qu’était Robinson va découvrir la valeur du travail et construire son avenir, avec méthode et persévérance. En ce sens, Robinson Crusoé s’apparente plus à la littérature puritaine d’édification, que connaissait bien Daniel Defoe, qu’aux récits de voyage. Comme les autobiographies ou les guides spirituels de l’époque, le roman peut se lire comme le récit des erreurs et de la rédemption d’un pécheur : négligeant les sages avertissements de son père, Robinson part à l’aventure et il est très vite confronté à une série d’épreuves, qui sont autant d’avertissements divins – la tempête, la captivité et enfin le naufrage ; c’est d’ailleurs le jour anniversaire de son départ qu’il est capturé par les Maures. L’expérience de la solitude sur l’île lui permet ensuite de découvrir la Providence, qui fait germer le blé et l’orge qui lui permettront de faire du pain, ainsi que Dieu, à travers la Bible qu’il ouvre par hasard un jour qu’il était en proie à la fièvre. Une fois qu’il a reconnu ses erreurs et accepté son sort, Robinson vit avec sérénité et rencontre Vendredi, qu’il instruit dans la foi qu’il a retrouvée ; il connaît alors le salut, et quitte l’île – le même jour que celui où il avait échappé à la tempête dans la rade de Yarmouth, première épreuve, et où il s’était évadé de Salé, deuxième épreuve. Cet usage symbolique des dates souligne le schéma du roman – péchés, épreuves, conversion et rédemption –, emprunté à la littérature d’édification ; la visée spirituelle de Robinson Crusoé est d’ailleurs explicitement affirmée dans la préface à la première édition, et il serait donc réducteur de n’y voir qu’un récit de voyages fictif.

Le Robinson Crusoé de Daniel Defoe emprunte à différentes sources : un fait divers relaté dans les journaux, les récits de voyages, et les autobiographies ainsi que les guides spirituels d’édification ; les unes ont apporté au roman son réalisme, et les autres, la place centrale du personnage dans la construction de l’intrigue. À ce titre, Robinson Crusoé est bien, ainsi que l’a écrit J.-P. Engélibert, un « événement » : si Daniel Defoe a prétendu qu’il s’agissait d’une autobiographie, afin de renforcer la crédibilité de son œuvre, elle signe la naissance du roman moderne anglais – novel – par opposition aux romances qu’étaient les romans de chevalerie et les pastorales.

La postérité de Robinson Crusoé

Robinson Crusoé est paru en 1719 et a connu immédiatement le succès, à tel point que Daniel Defoe lui a donné deux suites, souvent oubliées : The Farther Adventures of Robinson Crusoe qui a été publié quatre mois plus tard, et Serious Reflexions during the Life and Adventures of Robinson Crusoe, l’année suivante ; c’est en 1720 également que le roman a été traduit en français par Thémiseul de Saint-Hyacinthe. Maintes fois réédité en anglais, et traduit dans de très nombreuses langues, il a également fait l’objet d’adaptations dans d’autres genres : on peut citer une opérette de Jacques Offenbach en 1867, plusieurs films, dont l’un de Luis Buñuel en 1954, des téléfilms, des bandes-dessinées et même, aujourd’hui, des jeux vidéos.
Ce n’est pas là toutefois que réside la plus importante postérité de Robinson Crusoé, mais dans les multiples réécritures auxquelles le roman a donné lieu, et ce dès le XVIIIe siècle : le terme « robinsonnade » utilisé pour les désigner est en effet attesté pour la première fois en 1731. L’œuvre de Daniel Defoe a ainsi inspiré de nombreux romanciers – Jules Verne, Jean Giraudoux, William Golding, Michel Tournier, pour ne citer que les plus connus ; tout récemment encore, elle a nourri les scénarios d’un film et d’une série – Seuls au monde de Robert Zemeckis et Lost : les disparus. La robinsonnade, définie par le Petit Robert comme un « récit d’aventures, de vie loin de la civilisation, en utilisant les seules ressources de la nature », repose sur trois motifs fondamentaux : le naufrage, la vie isolée sur l’île et le retour au monde des hommes ; on peut également y ajouter un quatrième motif, mineur, celui de la rencontre avec autrui – Vendredi chez Daniel Defoe et Michel Tournier, le capitaine Nemo, dans L’Île mystérieuse, le parachutiste mort de William Golding ou même Wilson, le ballon de volley auquel le héros de Seul au monde a donné figure humaine, à l’aide d’un feutre.

Les robinsonnades ont fait de Robinson Crusoé un mythe, au même titre que Don Quichotte, Don Juan ou Faust. Au fil des réécritures, certains motifs ont été actualisés, tel le bateau, devenu d’abord un ballon, puis un avion ; la signification du mythe a elle aussi évolué : à l’éloge du travail et de l’individu, qui faisait du Robinson de Daniel Defoe l’incarnation de l’homme moderne, Jules Verne a substitué celui du progrès, à travers le personnage de Cyrus Smith par exemple. La publication de Sa Majesté des mouches en 1954 a quant à elle radicalement changé le sens du mythe, utilisé au contraire pour remettre en question l’affirmation de la société et de l’individu – tout comme dans les romans de Michel Tournier publiés en 1967 et 1971. Il ne s’agit cependant pas d’une négation du mythe de Robinson, mais au contraire d’une preuve de sa vitalité : de même qu’il a accompagné la naissance de l’homme moderne au début du XVIIIe siècle, il s’est fait, après la seconde guerre mondiale, le porte-parole d’une société en proie au doute ainsi que le reflet de son évolution.

Les thèmes


1. L’île

L’île sur laquelle le Robinson Crusoé de Daniel Defoe a passé vingt-huit ans est une île des Caraïbes, et non l’île Juan Fernandez, située non loin des côtes du Chili, où le marin Selkirk avait été abandonné et qui a servi de cadre au roman de Michel Tournier. Motif central de Robinson Crusoé, et des robinsonnades ultérieures, l’île constitue un espace clos, isolé du monde dans lequel le héros est confronté à la solitude et se transforme peu à peu.

Bien que baptisée « île du Désespoir », c’est une terre accueillante, et nourricière : nulle bête féroce ne l’habite, et Robinson Crusoé y trouve en abondance, outre de l’eau douce, du gibier, des tortues dont il mange les œufs, et des chèvres, qu’il parvient même à domestiquer. Le blé, l’orge et le riz qu’il cultive se développent aisément, et lorsqu’il se lance dans l’exploration de l’autre partie de l’île, il découvre un véritable jardin d’Éden : une contrée verte et fleurie, où poussent spontanément plantes et fruits – tabac, melon, raisin, limons, citrons… ; ce paradis lui plaît tant qu’il s’y construit une « métairie ». La nature est également hospitalière : Robinson trouve d’abord un abri dans un arbre, puis dans une grotte qu’il fortifie par des palissades masquées de plantes grimpantes et qu’il nomme son « château ».

Si l’île est une prison dont le héros ne peut, malgré ses tentatives, s’échapper, elle est aussi un refuge, et se voit même qualifiée de « lieu du monde le plus délicieux » (p. 171) par Robinson quand, explorant ses côtes en canot, il est emporté au large par le courant. Il a su en utiliser les ressources, et aménager la nature selon ses besoins, au point d’y rendre possible une « vie commode et agréable » (p. 279) ; par son travail, il s’est approprié l’île sur laquelle il a été jeté, et dont il se présente, au moment de la quitter, comme le « gouverneur ».

2. L’éloge du travail

Le Robinson Crusoé de Daniel Defoe n’est pas un aventurier avide de sensations nouvelles, mais un homme à l’esprit d’entreprise : il a quitté l’Angleterre pour faire du commerce, et s’il a fait naufrage dans la mer des Caraïbes, c’est qu’il faisait route vers la Guinée, afin de s’y procurer des esclaves pour la plantation dont il est propriétaire au Brésil ; vingt-huit ans plus tard, cette dernière a prospéré, et sa vente lui assure une vie confortable en Angleterre.

L’épisode de l’île n’a rien d’une parenthèse dans la réussite économique de Robinson : abandonnant très vite le stade primitif de la cueillette et de la chasse, il se tourne vers l’agriculture et l’élevage, ainsi que l’artisanat – retraçant, en quelque sorte, l’évolution de l’humanité. C’est là en outre que se révèlent pleinement ses qualités maîtresses, son ardeur au travail, et son ingéniosité : avec les outils et le matériel qu’il a pu récupérer sur le bateau, il commence par se construire un abri fortifié, puis aménage sa caverne, se faisant tour à tour charpentier et menuisier ; tirant une leçon générale de son propre exemple, il remarque alors « qu’il n’y a point d’homme qui, à force d’examiner chaque chose en particulier et d’en juger selon les règles de la raison, ne puisse, avec le temps, se rendre très habile dans un art mécanique » (p. 89). Afin de satisfaire à ses besoins, Robinson exerce tous les métiers   tanneur, cultivateur, potier, tailleur de pierres, berger, meunier, boulanger, cuisinier…   et démontre, par son exemple, que l’application et la peine sont à l’origine de toute réussite.

À l’époque où naissait le capitalisme, Robinson Crusoé est devenu le modèle de l’homo economicus, et ses aventures ont été aussi bien commentées par Adam Smith ou David Ricardo que par Karl Marx ; le roman de Daniel Defoe est le seul que Jean-Jacques Rousseau veuille donner à Émile, afin qu’il prenne exemple de son héros, et en tire « amusement et instruction ». L’apologie du travail est au cœur du mythe de Robinson et des robinsonnades ; devenue avec Jules Verne celle du progrès – on peut en particulier penser à la figure de l’ingénieur Cyrus Smith dans L’Île mystérieuse – elle est au contraire mise en question par Michel Tournier dont le Robinson, instruit par Vendredi, désapprend à travailler.

3. L’homme

L’éloge du travail, au cœur de Robinson Crusoé, est indissociable d’une réflexion sur l’homme et sa place dans le monde. Il n’y a nul primitivisme chez Daniel Defoe et son roman, bien loin de prôner un retour à la nature, montre au contraire comment l’homme peut s’en rendre maître. Si l’île évoque le jardin d’Éden, c’est pour rappeler la chute et le travail que Dieu a alors imposé à Adam ; de même, le naufrage de Robinson peut être lu comme une punition divine, et la peine qu’il se donne pour survivre, une voie vers la rédemption. Daniel Defoe a une conception puritaine de la réussite, qu’il explique par l’entreprise et l’action humaines bien sûr, mais surtout par la volonté divine : le blé que cultive Robinson et dont il fait son pain, aliment à la valeur hautement symbolique, n’aurait jamais poussé si la Providence divine ne l’avait pas conduit à secouer un sac qu’il croyait vide dans un endroit ombragé (p. 99-101).

À la survie matérielle du héros, assurée par son travail, répond sa survie spirituelle, qui est l’autre enjeu fondamental du roman : l’île n’est pas seulement le lieu où Robinson Crusoé est confronté à lui-même, mais aussi à Dieu. C’est dans le chapitre 7, intitulé « Grandes épreuves de Robinson », qu’a lieu sa « conversion » : pris de fortes fièvres à la saison des pluies, il voit en rêve un être surnaturel qui lui reproche de ne pas s’être repenti et lui annonce la mort ; ayant repris quelques forces, il trouve une Bible alors qu’il cherchait du tabac pour se soigner, et, après l’avoir ouverte au hasard, en lit un verset dont le sens lui apparaît prophétique. Guéri, il comprend que sa maladie n’était pas tant d’ordre physique que spirituel, et que le seul salut à attendre est la délivrance de son âme, et non le départ de l’île.

Une fois qu’il a retrouvé Dieu, Robinson Crusoé se fait prosélyte : ainsi, il ne se contente pas de détourner Vendredi du cannibalisme et de lui apprendre à chasser, cultiver le blé ou encore faire du pain ; il lui enseigne également la parole de Dieu, que son serviteur, qui prend la figure du « bon sauvage », promet de transmettre à ses frères (p. 229). L’œuvre de Daniel Defoe est une apologie de l’homme blanc et de sa culture, opposée à la barbarie et à la sauvagerie des indigènes cannibales ; au XXe siècle au contraire, les robinsonnades seront le lieu du questionnement de la civilisation, que ce soit dans Sa Majesté des mouches de William Golding qui décrit comment des enfants, laissés à eux-mêmes, sombrent dans la violence, ou dans le roman de Michel Tournier, qui inverse les rôles entre Vendredi et Robinson, et fait de ce dernier l’élève du sauvage.

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