LE JOUEUR
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Niveaux conseillés : 3e et 1re
L'étude de ce roman de Dostoïevski conviendrait à une classe de 3e (textes autobiographiques et récits de vie) mais aussi à une classe de 1re (objet d'étude : le biographique).
Il pourra s'agir, notamment, de voir comment un écrivain tente, à travers l'écriture d'un roman au caractère autobiographique nettement affirmé, de mettre à distance et analyser avec lucidité une pathologie, celle du jeu, qui se présente à lui comme une dépendance, une addiction. Mais le roman est aussi l'occasion pour l'auteur de dresser des portraits satiriques d'Européens et met en action une esthétique carnavalesque, qui se présente comme une constante de son oeuvre romanesque.

Présentation

L’auteur

1. Un des inventeurs du roman moderne

 Dans une communication prononcée en 2003 devant l’Académie des sciences morales et politiques, Alain Besançon rappelait que, si on demandait à un Russe quel était pour lui le plus grand écrivain de son pays l’homme (ou la femme) citerait le nom de Pouchkine, parce qu’ « il a créé la langue et qu’il a été le civilisateur qu’attendait la Russie lassée de sa propre barbarie ». Posée à un Occidental, continue-t-il, la réponse à la même question, après avoir balancé longtemps entre Tolstoï et Dostoïevski, trancherait désormais pour le second, pour cette raison qu’il est « le seul écrivain russe qui ait imprimé une modification profonde au champ entier de la littérature mondiale » 1 De fait, pas un des grands romanciers du XXe siècle ne renierait l’influence exercée sur son œuvre par celle de Dostoïevski, lequel se présente, avec Kafka, Musil ou Joyce, comme un des inventeurs du roman moderne ou contemporain. Même Claudel, grand poète et dramaturge français, exprimera son admiration pour le grand Russe. Pour rester en France, on sait aussi ce que Camus doit à l’auteur du Joueur, combien il prétendit avoir appris de lui, pour définir la psychologie de ses personnages et comprendre l’évolution du monde, dans un siècle marqué par les idéologies meurtrières. C’est le même Camus qui adapta d’ailleurs au théâtre certains des grands romans de Dostoïevski (Les Possédés, autrement traduit Les Démons) À quoi tient la nouveauté introduite par Dostoïevski dans le roman ? Sans doute un début d’explication se trouve-t-il dans cette citation fameuse de Nietzsche, qui affirmait :

« Dostoïevski est la seule personne qui m’ait appris quelque chose en psychologie ».

Le romancier fait donc du roman un art d’exploration des profondeurs de la psychologie humaine, ouvre les gouffres auxquels nous nous gardons bien, habituellement, d’avoir accès. L’homme, dit en substance Dostoïevski, est un être qui hésite sans cesse entre les deux extrémités du bien et du mal. Mais il y a davantage : si beaucoup d’écrivains, penseurs ou encore d’anonymes ont été marqués par les romans de Dostoïevski, c’est en raison du caractère quasi visionnaire de ses œuvres, très souvent souligné par Milan Kundera, notamment, qui attribue la même faculté aux œuvres de Kafka : lire Les Démons, par exemple, c’est constater qu’un romancier, avec des décennies d’avance, en observant les mouvements nihilistes de son temps et leurs premières manœuvres, a pu anticiper leur évolution et voir qu’ils finiraient par instaurer des régimes totalitaires. Cependant, cette faculté étonnante d’anticiper sur le réel, Dostoïesvki la partageait sans doute avec un de ses maîtres en littérature, Gogol, que chacun s’accorde à reconnaître, aux côtés de Pouchkine, comme un des inventeurs de la littérature russe moderne. Sur le plan strictement littéraire, cette fois, M. Bakhtine dans La Poétique de Dostoïevski (cf. ressources), a bien montré qu’une des grandes réussites des romans de l’écrivain russe tenait à sa maîtrise d’une véritable polyphonie littéraire, qui ne soit pas simplement, comme dans tous les romans, une pluralité de voix mais plutôt une pluralité de consciences, toutes indépendantes de la conscience de l’auteur. Ces personnages possèdent donc une autonomie inégalée dont les romanciers du XXe siècle se souviendront, lorsqu’ils voudront faire éclater l’univers unifié du roman. [Haut de page]

2. Un parcours de vie douloureux

C’est sur une courte période que Dostoïevski, comme ce fut le cas pour Balzac qu’il admirait tant, ou Flaubert, né en 1821 (la même année que le romancier russe), composera ses grands romans, Crime et châtiment (1865-1866), L’Idiot (1868), Les Démons (1871) et Les Frères Karamazov (1880). C’est qu’une mort précoce, en 1881, vient mettre un terme à une vie chaotique, marquée par des événements douloureux, qui font partie de la légende de l’écrivain. La maladie, tout d’abord, l’épilepsie, qui lui laissera peu de répit et précipitera sans doute sa mort ; l’arrestation fameuse, en 1849, après qu’il avait participé au cercle révolutionnaire du socialiste utopiste Mikhaïl Petrachevski2; le simulacre d’exécution qui suivit, le 22 décembre 1849, provoquant la folie de certains des condamnés ; la sentence transformée par le tsar en un exil de plusieurs années, la peine ayant été commuée en déportation dans un bagne de Sibérie. Sa peine s’achève en 1854, mais il faudra attendre 1860 pour que le romancier soit autorisé à regagner Saint-Petersbourg où il publiera le récit romancé de sa vie au bagne, les Souvenirs de la maison des morts (1862). En 1867 commence un autre exil, dans les villes d’Europe occidentale, où Dostoïevski part pour fuir les nombreux créanciers qui frappent à sa porte et l’empêchent d’écrire. Quatre ans là encore, comme les années de bagne. À son retour, en 1871, Dostoïevski va devenir peu à peu une véritable conscience nationale et l’aboutissement de ce processus a lieu en 1880, lorsqu’il prononce son fameux Discours sur Pouchkine3. En 1881, ses obsèques seront suivies par des dizaines de milliers de personnes ayant conscience d’avoir enterré un homme qui laissait après lui un monde livré aux incertitudes d’une révolution en marche. [Haut de page]

L’œuvre

1. Le pari d’un joueur : un roman dicté en trois semaines

Certaines œuvres, et Le Joueur en fait partie, paraissent auréolées d’une légende, qui tient aux circonstances de leur rédaction. Stendhal dicta La Chartreuse de Parme en 57 jours, ce qui tient du prodige, quand on voit l’ampleur de l’œuvre ; Dostoïevski dicta son roman en trois semaines, au mois d’octobre 1866. On sait que le romancier russe ne pouvait composer que dans l’urgence, qu’il tenait là, malgré ses plaintes perpétuelles – il me faut du temps, du temps pour composer et je n’en dispose pas ! – un rythme de travail qui lui était propre. Était-il capable de travailler autrement ? La composition du Joueur4 est, à cet égard, parfaitement révélatrice : le romancier, criblé de dettes et menacé de saisie – ce sera son lot quotidien – se lie par contrat à l’éditeur Stellovski, le 1er juillet 1865. En échange de 3000 roubles, il cède à l’homme d’affaires le droit de republier, une fois seulement, toutes ses œuvres antérieures et prend l’engagement de lui fournir un nouveau roman, pour le premier novembre 1866. Si le romancier ne tenait pas ses engagements, Stellovski pourrait, à sa convenance, pour rien, reproduire pendant 9 ans tous ses écrits à venir ! Signe du désespoir auquel le poussait sa situation financière que cette résolution folle ! Dostoïevski avait pris à sa charge la famille de son frère Andreï, décédé, et distribuait en outre largement son argent, notamment à son beau-fils, Hippolyte, le fils de sa première femme, Maria Dimitrievna Isaeva, rencontrée en Sibérie et épousée en 1857. Mais la résolution devient un pari fou lorsque, débordé par le travail – le romancier compose Crime et châtiment, qui a commencé de paraître en feuilleton – parvient quasiment au bout de l’échéance, sans avoir rien écrit du roman promis ! Son ami Milioukov lui suggère de composer un roman à plusieurs mains, sur la base du plan élaboré par le romancier. Celui-ci refuse. Mais Milioukov a une autre idée : il propose d’avoir recours à une sténographe. Ce sera Anna Grigorievna Snitkina, âgée de 19 ans et qui deviendra la seconde épouse de l’écrivain en 1867. Ensemble, la journée, du 6 au 29 octobre 1866, ils composeront Le Joueur. La nuit, Dostoïevski continuait à rédiger la suite de Crime et châtiment. Dostoïevski tint donc son pari, mais in extremis : le 31 octobre, tandis qu’il se rend chez Stellovski pour y déposer son manuscrit, le romancier constate que l’éditeur est absent : ultime ruse d’un homme sans scrupule qui échoua : Anna a l’idée de faire enregistrer le dépôt du texte au commissariat de police du quartier où réside Stellovski et, à dix heures du soir, deux heures donc avant la fin de l’échéance, le manuscrit est déposé ! [Haut de page]

2. Les symptômes d’une maladie : le jeu

Mais, outre le signe d’une forme de désespoir, lié au manque chronique d’argent, le pari de rédiger un roman en moins d’un mois est le signe de ce que l’auteur lui-même définissait, dans sa correspondance, comme une véritable maladie : le jeu et la dépendance qu’il entraîne. Accepter de se lier dans un contrat suicidaire avec Stellovski, c’est prouver qu’on aime se mettre en difficulté, qu’on est dépendant du stress et du danger représenté par le jeu. Très tôt, Dostoïevski a éprouvé les symptômes de cette maladie qui le poussait à jouer. Adolescent, il appréciait déjà les jeux de cartes, les jeux de hasard et il s’habitua très vite à gagner et perdre, perdre surtout, puis demander de l’argent à des membres de sa famille ou des amis. Le jeu proprement dit, et la roulette, c’est en Europe occidentale qu’il va le découvrir et le pratiquer, lors de son premier séjour à travers l’Allemagne et la France, en 1862, en 1863 ensuite, puis 1865, quelques mois avant de s’engager dans Le Joueur. Aussitôt arrivé dans une ville où il y avait un casino, Baden-Baden, Wiesbaden, Aix-les-Bains, il se précipitait vers une table de jeu, gagnait et perdait tout, contraint, dès lors, de mettre en gage des vêtements, ou de quémander quelques roubles auprès de ses connaissances, par exemple l’écrivain Tourgueniev. [Haut de page]

3. Une autobiographie déguisée ?

Le Joueur se présente donc, avec Les Souvenirs de la maison des morts, comme un roman au caractère autobiographique fortement prononcé. La ville de Roulettenbourg, dont le nom est inventé, est une de ces villes allemandes où Dostoïevski se rendait, avec le bon prétexte de soigner sa maladie caduque, l’épilepsie, pour jouer à la roulette ; Alexis, son protagoniste, tient beaucoup de lui, de sa dépendance progressive au jeu, de son orgueil de Russe, méprisé par les Français et les Allemands ; mais l’auteur les payait du même mépris, en retour. Et puis, il y a Pauline, la femme aimée avec passion par Alexis, qui ne peut qu’évoquer Pauline Souslova, cette jeune femme qui devint la maîtresse de l’écrivain, en 1863, avec qui il parcourt l’Europe et qui fut témoin de son addiction au jeu. Les rapports maladifs entre les deux héros, il suffit de lire la correspondance de l’écrivain pour s’en apercevoir, reproduisent très fidèlement ceux qui unissaient le romancier et sa maîtresse, avant qu’il n’épouse Anna, en 1867. Cette relation maladive fut donc caractérisée par un jeu pervers d’attraction-répulsion, d’une forme de sadisme chez la jeune femme alimentant une forme de masochisme chez le romancier, qui pouvait trouver un certain plaisir à se faire humilier par sa maîtresse. [Haut de page]

4. Un roman à suspens : en attendant la baboulinka

Andreï Markowitz, le grand traducteur de Dostoïevski chez Actes Sud, fait remarquer qu’une des constantes des romans de l’écrivain russe, c’est d’être traversé par un leïtmotiv, qui court sur toute l’œuvre. C’est en ce sens également que Paul Claudel, déjà, parlait de composition symphonique pour caractériser ces romans. C’est ce motif répété qui donne au récit son rythme, scandé de façon parfois obsessionnelle. Un des fils conducteurs du Joueur, c’est bien sûr le jeu, la roulette ; mais, sur le plan strictement narratif, le véritable leïtmotiv du roman est constitué par un motif en forme d’attente : celle de la Générale Antonida Vassilievna Tarassevitcheva, âgée de 75 ans. De cette riche aristocrate russe, on attend d’abord qu’elle meure ! C’est que le général Zagorianski, son neveu, qui perd sa fortune au jeu et a contracté des dettes énormes à l’égard du Français Des Grieux – personnage douteux, qui vit caché sous un pseudonyme – espère la disparition de sa vieille tante, afin de toucher son héritage. Il espère ainsi rembourser ses dettes, mais aussi épouser Blanche de Comminges, une jeune demi-mondaine française dont le véritable nom est du Placet, et qui ne serait pas fâchée de faire un bon mariage et vivre sur un grand train. On envoie donc télégramme sur télégramme à Moscou, avec l’espoir de se voir annoncer cette mort salvatrice et cette attente court sur les huit premiers chapitres du roman, jusqu’à un coup d’éclat : non seulement la baboulinka, c’est-à-dire la grand-mère, ne meurt pas, mais voici qu’elle arrive en pleine forme à Roulettenbourg sans s’être annoncée, à la stupéfaction de tous. Ce « procédé-coup-d’éclat », un événement qui surprend tous les protagonistes, est très courant dans les romans de Dostoïevski et alimente l’intérêt de la lecture, suscitant attention et suspens. Suspens rompu au chapitre neuf, où nous assistons à l’une de ces grandes scènes de confrontation de tous les protagonistes, comme les aime Dostoïevski. Confrontation qui prend la forme, comme c’est le cas dans tous les grands romans de l’écrivain, d’une sorte de psychodrame, où le personnage qui a fait irruption de manière inattendue se met à dire leurs quatre vérités aux assistants souvent médusés. [Haut de page]

5. Une tempête dans un microcosme

La générale (ou la baboulinka), joue alors le rôle d’une sorte de révélateur des sentiments de chacun et de l’hypocrisie générale qui règne dans ce petit milieu fermé.

Vous me croyiez tous déjà morte ? Vous croyiez déjà palper l’héritage ! (p. 55)

C’est en ces termes que la générale s’adresse à tous les protagonistes, réunis chez son neveu. L’arrivée inopinée menace donc de faire éclater ce microcosme russe en Allemagne où la plupart des personnages ont en commun d’être en quête d’argent pour assouvir leur soif d’ambition (Blanche et Alexeï), pour récupérer leurs créances (Des Grieux) ou faire un mariage avec une jeune fille qui le refuserait, sans cette condition pécuniaire (le général Zadonski). Microcosme encore, dans la mesure où ces Russes en villégiature à l’étranger vivent dans ce qu’on pourrait appeler, en exagérant quelque peu, une sorte de promiscuité sentimentale, voire sexuelle : Blanche, qui regarde le général pour son argent et sa position sociale, se liera avec Alexeï, dès lors qu’il aura gagné une fortune à la roulette ; des Grieux a une liaison avec Pauline, qui elle-même partagera une nuit avec Alexeï, qu’elle aime. Astley, le riche industriel anglais est, quant à lui, fou amoureux de Pauline, et c’est le même sentiment que dit éprouver Alexeï pour la jeune femme. Microcosme, enfin, dès lors qu’on prend conscience que ce petit monde vit à l’intérieur d’un autre petit monde, une station thermale allemande où tous se connaissent, où les moindres faits et gestes de chacun sont commentés à l’excès et peuvent provoquer un scandale, comme celui que soulève Alexeï en provocant le baron allemand Wurmerhelm et son épouse. [Haut de page]

6. Un roman ou une nouvelle ?

Le Joueur se signale au lecteur comme un roman et, plus précisément, un roman au caractère nettement autobiographique, si on tient compte des similitudes frappantes entre la vie du narrateur et protagoniste principal et celle de l’auteur. Roman autobiographique encore si on a à l’esprit que les dix-sept chapitres qui composent le récit prennent la forme d’un journal intime : le narrateur prend note au jour le jour des événements survenus dans ce microcosme russe. Cependant, à bien des égards, ce court roman est composé comme une nouvelle, dans la mesure où il est centré sur deux épisodes forts : l’arrivée de la baboulinka, déjà évoquée et la soirée où Alexeï, pour tirer Pauline des griffes de Des Grieux, à qui elle doit cinquante mille francs, se rend au casino et gagne deux-cent mille florins à la roulette. La totalité du récit occupe près de deux ans, mais l’action, centrée sur ces deux événements, comme dans une nouvelle, occupe un temps très restreint : quinze chapitres concentrent les événements d’une seule semaine. Comme dans une nouvelle, encore, l’action est concentrée dans un seul lieu principal, la ville de Roulettenbourg, même si une petite partie du récit se déroule à Paris, où s’enfuient Alexeï et Blanche, rejoints par le général, lequel épouse finalement la demi-mondaine. [Haut de page]

Les thèmes

1. Le portrait d’une Europe disparue : les Russes et les bains

Le Joueur est le témoin privilégié d’une époque aujourd’hui révolue, qui voyait la noblesse russe faire de longs séjours en Europe occidentale : on venait en France, en Italie, en Suisse ou en Allemagne, afin de visiter cette partie du monde au riche passé culturel ; mais on y venait également pour prendre les bains. La mode, au XIXe siècle russe, était de séjourner dans les villes d’eau, où les riches familles d’aristocrates se retrouvaient, souvent autour des écrivains renommés tels Gontcharov ou Tourgueniev. Mais les bains, on le voit ici, pouvaient n’être qu’un prétexte pour fréquenter les casinos, interdits en Russie. Il serait injuste, cependant, de se limiter à cet aspect des choses : si les Russes se tournaient vers l’Europe occidentale, et notamment l’Allemagne et la France, c’est que leur propre culture moderne s’est fondée sous l’influence de ces deux patries : Dostoïevski, comme nombre de ses compatriotes cultivés, connaissait l’allemand et le français, au point de pouvoir traduire Eugénie Grandet en russe. Son rival littéraire, Tourgueniev, pouvait aller jusqu’à dire qu’il se sentait plus allemand que russe ! Ses amitiés avec les écrivains français Flaubert ou George Sand étaient en outre bien connues et c’est en France, à Bougival, que Tourgueniev mourra. C’est aussi de France, d’Allemagne ou de Suisse que la lutte contre le pouvoir du régime tsariste s’organisait souvent : une des figures emblématiques de cette lutte fut Alexandre Herzen (1812-1870), installé en Suisse, comme le sera ensuite Lénine, pour préparer la révolution. [Haut de page]

2. L’Europe vue par un Russe : Dostoïevski satiriste

Cependant, cette attirance pour l’Europe de l’Ouest n’allait pas sans accrocs et suscitait, au sein de l’intelligentsia russe, de vigoureux débats, opposant occidentalistes et slavophiles ; les uns promouvaient un développement russe à l’allemande ou la française, les autres, tels Dostoïevski, voulaient voir leur pays développer une culture originale, indépendante de la culture occidentale. Les relations qui unissent donc les Russes aux autres Européens furent donc, au XIXe siècle, parcourues d’un double mouvement d’amour-haine ou de fascination-répulsion. Pour dire les choses autrement, on pourrait affirmer que les Russes contemporains de Dostoïevski souffraient d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis de leurs voisins de l’Ouest, sentiment qui les poussait tantôt à se soumettre à leur influence, se jugeant comme des barbares d’Asie centrale, ou à nier cette influence en se raidissant sur des positions indépendantistes. Ce double mouvement est très sensible dans Le Joueur : on remarquera tout d’abord que dans le roman les Russes apparaissent toujours plus ou moins comme les laquais des Européens : le général est à la solde d’un Français, Des Grieux, qui l’asservit financièrement et il se met à genoux devant une Française, Blanche, prêt à toutes les humiliations pour l’épouser. La baboulinka elle-même, richissime, se ridiculise par son comportement indécent, notamment au casino, où elle perd une grosse partie de sa fortune (cf. lecture analytique 3), sous les regards plus qu’inquiets de tous, et notamment du général, qui voit son héritage fondre à la roulette ! Mais le personnage qui marque le mieux cette position de dominé est bien entendu Alexeï, qualifié de outchitel, terme quelque peu condescendant pour dire qu’il n’est qu’un précepteur, certes dans une famille russe, mais aussi un être d’une condition si inférieure, par rapport à un Européen de l’Ouest qu’il n’est pas jugé digne de combattre en duel le baron allemand qu’il a offensé. La situation est d’autant plus humiliante pour lui qu’Alexeï appartient à la noblesse. Autant dire qu’il n’existe aucun point de comparaison entre les noblesses allemande et russe.

« Pour moi, j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sous la tente des Khirghiz que de m’agenouiller devant l’idole des Allemands. » (p. 24)

Cette phrase, c’est Alexeï qui la prononce, beaucoup par provocation ; mais elle est assez révélatrice de la position de Dostoïevski, lequel répond à un Tourgueniev qui jugeait les Russes barbares et se voulait français ou allemand. Ainsi le jeune protagoniste se réclame-t-il, tout au long du roman, un ardent défenseur du caractère russe, opposé à celui des autres Européens. Dostoïevski saisit alors l’occasion du roman Le Joueur pour dresser toute une série de portraits satiriques des personnages de nationalité autre que russe. Des Grieux est ainsi défini, comme tous les Français, selon le narrateur, comme un être hypocrite, prétentieux et attaché principalement aux convenances. L’Allemand est surtout vu comme un être économe, rigide, un esprit calculateur. [Haut de page]

3. Le jeu, une passion russe ?

C’est dans leur positon respective vis-à-vis du jeu, de la roulette, que le narrateur prétend mettre en évidence les différences fondamentales qui existent, selon lui, entre le caractère russe et celui des autres Européens. Le jeu sert en quelque sorte de révélateur du tempérament et des âmes de chacun. C’est dans une conversation avec les autres protagonistes, et notamment le Français Des Grieux, qu’Alexeï définit deux types principaux de joueurs : les joueurs à l’occidentale, si on peut dire, et les joueurs russes. Les uns jouent modestement, froidement, avec le souci de l’économie, de ne pas perdre ; les autres jouent avec passion. Le Russe, affirme donc Alexeï, « joue tout à fait au hasard et il perd. » (p. 23) Cependant, cette remarque qui pourrait marquer une faiblesse du caractère russe, son manque de caractère, justement, son incapacité à se maîtriser, comme le souligne Des Grieux – « la plupart des Russes sont incapables de jouer » (p. 23) – souligne, au contraire, pour Alexeï, la supériorité de ses compatriotes sur leurs rivaux :

« la négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que la sueur honnête5 des Allemands ? » (p. 23)

La façon de jouer a ainsi des implications beaucoup plus vastes qu’il n’y paraît : si l’Allemand ou le Français joue avec parcimonie, c’est que sa passion véritable va à l’accumulation de l’argent et « le catéchisme des vertus de l’homme occidental a pour premier commandement qu’il faut savoir acquérir des capitaux ». La faiblesse apparente du Russe est alors révélatrice de son désintérêt pour l’argent, de son goût pour une vie libre, festive :

« j’aime mieux faire la fête à la Russe, ajoute encore Alexeï, je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinq générations. » (p. 25)

Mais cette vision des choses est aisément critiquable et, à y regarder de plus près, la prétendue liberté du russe Alexeï est un paravent qui cache de réelles faiblesses. L’argent, par exemple, est-il seul l’idole des Européens occidentaux ? Certes, victorieux à la roulette, Alexeï se hâte de tout dilapider, à Paris, en compagnie de Blanche ; mais il n’en reste pas moins fasciné par cette source de richesse :

« l’argent est la seule puissance irrésistible » (p. 28), lance-t-il.

C’est dire que le protagoniste trahit sans doute une dépendance à l’argent au moins égale à celle de ses rivaux : ce qu’il méprise, c’est le travail qui permettrait de gagner son pécule honnêtement, pas l’argent lui-même. Alexeï veut tout, tout de suite. Il souffre de cette particularité du caractère russe identifiée par Georges Nivat dans un essai et que l’auteur nommait « passion de l’immédiat »6. Alexeï, le Russe, voudrait s’assurer une fortune sans attendre afin de s’assurer une position de supériorité sur autrui. Le protagoniste est ainsi le parent d’un Raskolnikov, conçu en même temps que lui, lequel tue une petite vieille insignifiante, selon lui, afin de lui voler l’argent qui lui sera nécessaire à commencer une carrière grandiose et asseoir sa volonté de puissance sur les autres en les écrasant de son mépris. [Haut de page]

4. Portrait d’un joueur malade

Mais comment finit-il, cet Alexeï qui prend les autres de si haut ? Il finit en joueur malade. C’est en vérité une des raisons qui font la célébrité du roman : la description minutieuse de ce que, aujourd’hui, on nommerait une addiction (cf. Pour aller plus loin pour un élargissement sur cette question). Tout y est : les commencements timides – Alexeï ne prétend d’abord jouer que pour les autres, la Générale, Pauline – puis il joue pour lui-même, il est pris dans l’engrenage de la roulette. C’est en jouant pour la baboulinka qu’il s’en rend compte :

« J’étais moi-même joueur. » (p. 67)

Et comme tous les joueurs drogués au jeu, ses mains frémissent, la tête lui tourne, il ne voit plus que la roulette ; pire encore, il est pris de cette superstition caractéristique des joueurs malades qui leur fait voir un ordre là où il n’y en a pas, prétendant défier et nier le hasard. Il mise sur des chiffres qui deviennent des sortes de fétiches, qui doivent lui assurer la victoire à tous les coups. Mais à dire vrai, ce n’est pas seulement à travers Alexeï que Dostoïevski nous décrit le comportement du joueur addictif ; le portrait de la baboulinka jouant participe largement de cette description et les lecteurs de Dostoïevski y reconnaîtront un autoportrait de l’auteur qui, dans sa correspondance, décrit le même attachement superstitieux à certains chiffres que celui de ses personnages. La baboulinka mise sur le zéro, en série, comme le faisait le romancier, dans les casinos. C’est encore dans sa correspondance que l’on trouve cette idée folle qu’il y a un secret pour gagner : l’important est dans la concentration ; concentré à l’extrême, dit-il, on ne peut pas perdre ! Mais on perd toujours plus et le roman se termine sur la quasi certitude qu’Alexeï, devenu totalement dépendant du jeu, sera encore là, à Roulettenbourg, dix ans plus tard, comme le lui affirme Astley, dans les dernières pages de l’œuvre. [Haut de page]

5. D’une passion l’autre : le jeu, la passion amoureuse

Le Joueur se présente donc comme la création d’un romancier malade du jeu qui est cependant capable d’analyser lucidement sa maladie. Mais cette lucidité ne lui servira pas pour autant à l’abandonner, puisque c’est seulement cinq ans après la parution de son roman que Dostoïevski, en 1871, cessera définitivement de jouer. Cependant, il y a plus encore dans ce court roman et on pourrait aller jusqu’à dire que Dostoïevski nous propose ici une sorte de petit traité des passions, au sens où l’entendaient les Classiques, comme l’a bien vu André Comte-Sponville.

« C’est un roman sur la passion. Sur les passions. Elles se ressemblent toutes, et peut-être n’en font qu’une. »7

Alexeï, avant d’être joueur, prétend aimer passionnément Pauline, se veut son esclave et accomplit tout ce qu’elle lui demande. Mais cette passion aboutit-elle ? Non, et ce n’est pas en raison du caractère insignifiant du protagoniste, comme lui-même cherche à se le faire croire. En réalité, c’est Pauline qui aime sincèrement Alexeï, comme le lui apprend à la fin du roman l’Anglais Astley ; et Alexeï ne l’aime pas. Ce qu’il aime, c’est sa passion même, c’est-à-dire qu’il est incapable de sortir de lui-même et tourne en rond avec son propre désir. Alexeï aime aimer et l’objet prétendu de son amour ne l’intéresse pas. Symptomatique, cette remarque où il reconnaît ne pas savoir si Pauline est belle ou laide. Mais quel rapport avec le jeu ? Le jeu est une autre passion, qui remplace aux yeux du protagoniste celle qu’il avait pour Pauline. Alexeï passe d’une passion à une autre, comme le souligne Comte-Sponville, parce qu’elles se ressemblent toutes, elles sont toutes maladives. Dans l’amour-passion comme au jeu, compte seul le jeu lui-même, et non son objet. Et c’est en ce sens que, comme l’affirme le héros, ce qui l’intéresse, dans la roulette, ce n’est pas finalement pas tant l’argent, objet du désir, que la roulette elle-même et l’excitation qu’elle provoque, jusqu’à la dépendance.

« Il n’y a que le désir, martèle Comte-Sponville. Il n’y a que l’imagination. L’objet n’importe pas du tout. Cette femme ou une autre, la roulette ou la politique, l’argent ou l’amour… »

Et le professeur de philosophie de citer Spinoza :

« Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. » 8

Comte-Sponville cite Spinoza, mais il aurait tout aussi bien pu se référer aux travaux de René Girard. N’oublions pas, en effet, que c’est à travers la lecture de Dostoïevski, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, que Girard met au point sa fameuse théorie du désir mimétique. Dostoïevski a découvert à quel point notre désir est médiatisé : nous ne désirons pas directement un objet, mais c’est un rival qui nous le rend désirable. Ainsi l’objet lui-même ne compte-t-il pas, seule compte la rivalité. Et c’est bien ce qu’on découvre dans le roman : si Pauline est l’objet de la passion amoureuse d’Alexeï, c’est sans doute parce qu’elle est au cœur d’une rivalité qui touche la plupart des protagonistes masculins de l’œuvre : Des Grieux, Astley et Alexeï, trois prétendants pour une seule femme ! Et, Alexeï ne l’aime pas ; lorsque Pauline est à sa portée, lorsqu’il pourrait vérifier son amour, il l’humilie en prétendant l’acheter avec ses gains à la roulette, puis part à l’étranger avec Blanche. Il n’est donc pas question d’amour, ici, mais de désir qui se nourrit d’imagination, d’illusion, désir qui se dégonfle comme une baudruche dès lors qu’il est ou peut être réalisé. Et nous voici de retour à la roulette. L’inconvénient avec elle, c’est qu’elle amplifie ce phénomène illusoire, dans la mesure où l’objet du désir touché – l’argent –, il est aussitôt remis en jeu, dans un processus sans fin. La passion amoureuse avait au moins cet avantage de toucher une personne réelle, ce qui finalement limitait les dégâts. À la roulette, on est face au seul processus du désir sans fin, qui tourne à vide, l’argent n’ayant pas de caractère assez concret pour stopper l’engrenage désastreux. Oui, traité des passions que Le Joueur, finalement : plus que la simple description d’une addiction qui n’est peut-être pas la nôtre, le roman possède une valeur exemplaire :

« Le jeu, affirme encore Comte-Sponville, parce qu’il est une situation artificielle, fait paraître l’artifice de toute passion. »

Ce que nous appelons « amour » tient bien souvent au regard des autres sur un être que nous croyons aimer et ce n’est bien souvent que nous-même que nous aimons, en réalité. Quant au jeu lui-même, il n’est que de regarder l’engouement contemporain pour les jeux de hasard, pour constater à quel point l’addiction décrite dans le roman est finalement de plus en plus la nôtre ; et de nombreuses associations militent désormais, à juste raison, pour faire reconnaître cette dépendance aux loteries de toute sorte, comme une véritable maladie.

1 On pourra lire ou écouter cette conférence en ligne, sur le site de l’Académie, à partir du lien suivant : http://www.canalacademie.com/Dostoievski.html 2 Mikhaïl Vasiliev Boutachevitch-Petrachevski était fonctionnaire au Ministère des Affaires Étrangères. À partir de 1842, il réunit chaque semaine chez lui un petit cercle d’amis. C’est l’occasion de discuter les nouvelles doctrines philosophiques et sociales, comme celle de l’utopiste Fourier. Arrêté à la même date que Dostoïevski, Petrachervski connaîtra un sort identique : la Sibérie, où il mourra quasi fou. 3 Dans ce discours prononcé sur la tombe du grand écrivain, devant une foule d’intellectuels et d’étudiants, Dostoïevski prophétise un avenir grandiose pour la Russie. 4 Notons toutefois que la première idée du Joueur est bien antérieure à 1865 : c’est en 1863, de passage à Rome, en compagnie de Pauline Souslova, que Dostoïevski imagine de raconter le parcours d’un jeune homme qui perdait toute son énergie dans le jeu de la roulette. 5 C’est l’auteur qui souligne. 6 G. Nivat, Vers la fin du mythe russe, Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours, Édition L’Âge d’homme, 1982. 7 André Comte-Sponville, D’une passion l’autre ; lecture publiée dans l’édition du roman chez Actes Sud, "Babel", 2000. 8 Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Le Joueur, Actes Sud, "Babel", 2000, p. 231.

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