Présentation
L’auteur
Eça de Queiroz, né en 1845, est considéré au Portugal comme le grand écrivain réaliste de la seconde moitié du XIXe siècle.
Cosmopolite et francophile, il mène conjointement une triple carrière de journaliste, de diplomate et de romancier. Il ne cesse d’écrire articles, romans et nouvelles tout en représentant le Portugal comme consul à La Havane, puis pendant quatorze ans en Angleterre, avant d’être nommé à Paris où il mourra en 1900 à l’âge de 54 ans.
1. Porto, Coimbra, Lisbonne
Né quatre ans avant le mariage de ses parents, et donc considéré comme bâtard, il sera tenu éloigné du domicile familial afin de ne pas nuire à la carrière de son père, magistrat à Porto.
D’abord élevé par ses grands-parents paternels près d’Aveiro, puis pensionnaire à Porto, le jeune José Maria fera son droit à Coimbra, comme son père et son grand-père avant lui. De 1861 à 1866, il étudie à l’université, pratique le théâtre en amateur, lit beaucoup, particulièrement les auteurs français. Il vénère Hugo.
Jeune diplômé, il s’installe à Lisbonne comme avocat, mais c’est le journalisme avant tout qui l’attire et l’occupe. Il repart pendant quelques mois en province pour diriger le journal local d’Évora, ville au cœur de l’Alentejo.
De retour dans la capitale, il publie dans la "Gazeta de Portugal" : feuilleton, articles critiques, contes. Il se mêle à la bohème littéraire de l’époque, retrouve Antero de Quental, écrivain qu’il avait croisé à Coimbra, avec lequel il fonde le « Cénacle », et continue de lire les jeunes auteurs français de l’époque : Proudhon, Flaubert, Baudelaire, les Parnassiens.
Fin 1869, il entreprend un grand voyage en Orient à travers l’Egypte, la Palestine, la Syrie, assistant même à l’inauguration du canal de Suez.
En juin 1871, il participe aux « Conférences du Casino » organisées par Antero de Quental. Eça de Queiroz y prononcera la quatrième sur « La nouvelle littérature, ou : le réalisme comme nouvelle expression de l’art ». Il s’y livre à une critique de la littérature portugaise de l’époque et développe des idées proches de celles exposées par Zola dans la préface de la deuxième édition de Thérèse Raquin, sans que l’on sache si Eça avait alors lu Zola. La littérature doit être scientifique et contribuer au progrès social. Plus tard, Eça de Queiroz reconnaîtra Zola comme un maître et parlera lui-même de Naturalisme.
Mais n’ayant aucun goût pour le barreau, à 25 ans, Eça de Queiroz décide de se lancer dans la carrière consulaire. Reçu premier au concours du ministère des Affaires étrangères, il passe d’abord un an comme sous-préfet dans la ville de Leiria.
2. La Havane, Newcastle, Bristol, Paris
Commence ensuite pour Eça de Queiroz une vie de voyages et d’écriture de romans, séjours touristiques et postes consulaires.
Nommé consul à La Havane en 1872, poste qu’il occupera jusqu’en 1874, il parcourt les Etats-Unis et le Canada, et devient consul en Angleterre, d’abord à Newcastle de 1874 à 1878, puis à Bristol pendant dix ans.
Au cours de cette période, il écrit et publie ses œuvres les plus importantes :
Le Crime du Padre Amaro (1875). Un prêtre de Leiria séduit une jeune fille et tue l’enfant du pêché. Le roman est antérieur à La Faute de l’abbé Mouret, de Zola.
Le cousin Bazílio (1878). Proche de Madame Bovary, Luísa trompe son mari avec le séduisant cousin Bazílio. Abandonnée par son amant, dépressive, elle subira le chantage d’une servante qui a eu connaissance de cette liaison.
Le Mandarin (1880). Conte fantastique et moral. Un petit fonctionnaire lisboète, en appuyant sur un bouton fait mourir un mandarin, hérite de ses richesses auxquelles finalement, par remords, il renoncera pour reprendre son poste au ministère.
La Relique (1887). Afin de conquérir l’héritage d’une vieille tante bigote, Teodoro, un jeune homme pauvre, entreprend un voyage en Terre Sainte, en quête de reliques.
C’est finalement en 1888, après dix ans de travail, que paraît Les Maia, épisodes de la vie romantique, le grand roman d’Eça de Queiroz, écrit à Bristol, et dont le projet remonte à 1878. Chronique acerbe de la vie aristocratique, évocation de la ville de Lisbonne, fresque familiale, Les Maia met en scène la société décadente de cette fin de siècle à travers notamment l’histoire d’une passion fatale, sulfureuse et incestueuse. Afonso da Maia, le vieil aristocrate, Carlos da Maia, médecin idéaliste, velléitaire et positiviste, et João da Ega, révolutionnaire et bambochard, incarnent les différentes facettes d’un Portugal prisonnier des traditions et impuissant à s’ouvrir au monde moderne.
En 1886, à l’âge de quarante ans, après avoir enfin été reconnu par ses parents, Eça de Queiroz, écrivain riche et célèbre, se marie avec Emilia de Castro Pomplona, la sœur de son ancien compagnon de voyage en Orient.
Nommé consul du Portugal à Paris en 1888, il résidera à Neuilly avec ses quatre enfants jusqu’à sa mort survenue au cours de l’été 1900.
L’œuvre
Une singulière jeune fille blonde est le premier conte publié par Eça de Queiroz en 1873, dans le supplément du Diário de Notícias, journal auquel il collabore. Eça de Queiroz écrira en tout une quinzaine de contes sur plus de vingt-cinq ans.
De tonalité parfois fantastique, la plupart de ses contes empruntent au folklore, aux légendes et se situent souvent dans un Moyen Age de convention. Certains se rapprochent de la fable par leur contenu moral ou philosophique. Seuls cinq contes, dont Une singulière jeune fille blonde, peuvent être qualifiés véritablement de réalistes.
1. Conte ou nouvelle ?
Dans ces mêmes années du dix-neuvième siècle paraissent Contes à Ninon de Zola (1864), Trois contes de Flaubert (1877), Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam (1883), Contes de la bécasse (1883) et Contes de jour et de la nuit (1885) de Maupassant.
Par son style, ses thèmes, sa construction, son cadre spatio-temporel, Une singulière jeune fille blonde est bien une nouvelle réaliste. Par son schéma narratif, et le regard ironique du narrateur, Une singulière jeune fille blonde est aussi un conte.
2. Résumé
Histoire d’amour brusquement interrompue par la révélation de la singularité de Luísa, la jeune fille blonde, la nouvelle est divisée en deux parties d’inégale longueur.
Dans la première, la plus longue, un narrateur anonyme raconte comment, au terme d’une journée de voyage en diligence, passée à rêvasser, il rencontre à la table d’hôte d’une auberge du Minho le dénommé Macário, avec lequel il se trouve contraint de partager la même chambre.
« Ce vieil homme de près de soixante ans » va alors lui raconter son histoire : « son mélodrame ou sa farce » ?
Agé de vingt-deux ans, comptable à Lisbonne, dans le commerce de tissus de son oncle, Macário mène une vie paisible jusqu’au jour où il aperçoit sur le balcon de la maison d’en face une belle femme brune de quarante ans. Et le lendemain, la chevelure blonde d’une jeune fille de vingt ans. Dont il tombe aussitôt amoureux.
Une semaine plus tard, Luísa, la jeune fille blonde, et sa mère viennent faire quelques achats dans la boutique de l’oncle. Le même jour, les commis s’étonnent de la disparition d’un paquet de foulards.
Macário, par l’entremise d’un ami, retrouve les deux femmes lors d’une de ces soirées mondaines où l’on récite des poèmes et chante des arias.
Une semaine plus tard, il est admis chez elles parmi un cercle d’amis. On raconte des anecdotes pittoresques, on joue. Une pièce d’or roule sous la table, disparaît, reste introuvable malgré les recherches.
Fin de la première partie.
Décidé à épouser la jeune fille blonde, Macário sollicite l’autorisation de son oncle, vieux célibataire qui, sans explication, la lui refuse et le chasse.
Voilà Macário à la rue et sans travail. Et tous les négociants et commerçants, auxquels il s’adresse, refusent de l’employer pour ne pas froisser l’oncle de Macário.
Malgré tout il continue à rencontrer secrètement la belle Luísa.
Réduit à la dernière des misères, Macário est sauvé par le même ami qui lui avait permis de rencontrer les deux femmes : il lui conseille de s’expatrier et de chercher fortune au Cap Vert.
De retour à Lisbonne, devenu riche, Macário, retrouve Luísa et projette de l’épouser un an plus tard, le temps de consolider son capital.
Mais son ami, qui lui a demandé alors d’être son garant pour monter une nouvelle affaire, disparaît avec la femme d’un sous-lieutenant. Macário doit rembourser ses dettes. Ruiné, pauvre à nouveau, il décide, avant d’embarquer une nouvelle fois pour le Cap Vert, de dire un dernier adieu à son oncle. Contre toute attente, celui-ci lui offre alors de reprendre sa place de comptable dans son commerce. Aussitôt le mariage avec Luísa est décidé.
Au comble du bonheur, le jeune couple se rend chez un joaillier pour choisir une bague. Mais un geste de Luísa n’échappe pas au regard du vendeur. Découvrant ainsi que Luísa est une voleuse, Macário paie la bague, et abandonne définitivement la jeune fille blonde, qu’il ne reverra plus jamais.
3. Analyse du titre
On ne s’interrogera pas sur la différence de sens entre le titre de la traduction française et le titre original en portugais qui signifie littéralement : « singularités d’une jeune fille blonde ». Du portugais au français, le pluriel s’est perdu…
Le titre crée un effet d’attente et, bien sûr, suscite immédiatement les interrogations du lecteur : quelles sont donc « les » ou « la » singularité(s) de cette jeune fille blonde ? La nouvelle se doit d’être une réponse à cette question.
La curiosité du lecteur est éveillée. D’abord séduit par la désignation du personnage lui-même, une jeune fille blonde, quatre mots qui inscrivent la séduction au cœur même du titre, le lecteur s’attend à l’être par une histoire sentimentale.
Mais le titre prend dans ses filets le lecteur par le jeu d’une double séduction. Cette jeune fille est-elle seulement singulière par sa beauté ? S’agit-il d’autre chose ? Quel secret se cache ? Quelle énigme la lecture du conte va-t-elle résoudre ? Et dans quelle mesure le titre n’est-il pas un oxymore ? La singularité ne s’oppose-t-elle pas à la séduction de la blondeur ?
Une première réponse ironique est apportée à la question posée par le titre. Car, paradoxalement, la première apparition féminine est celle d’une femme brune dans la plénitude de la maturité. Vite remplacée par Luísa, sa fille, la jeune fille blonde tant espérée.
Mais quelle est donc la singularité de celle-ci ? Est-ce la fadeur de son caractère ? « Le tempérament de Luísa était fort singulier. (…) sa nature débile, décolorée, nulle ».
Construit comme un jeu de piste, le roman sème des indices. Lors de la visite des deux femmes à la boutique de l’oncle, un paquet de foulards disparaît. Quelques semaines plus tard, au cours d’une soirée où l’on joue, c’est une pièce d’or qui roule, tombe et s’égare.
Le lecteur a bien sûr compris.
Mais le romancier déçoit alors ses attentes : il n’y a aucun autre indice dans la seconde partie de la nouvelle pour conforter cette hypothèse avant la révélation finale de la kleptomanie. Révélation qui ne peut que flatter la perspicacité du lecteur, trop heureux d’avoir deviné avant le personnage principal, le naïf Macário.
Eça de Queiroz joue donc avec les attentes du lecteur. Le titre est ainsi trompeur. Et le lecteur attend surtout de savoir quand et dans quelles circonstances Macário va enfin découvrir la vérité.
4. Le jeu des narrateurs
Qui parle ? Qui raconte l’histoire ?
Même si les deux narrateurs sont clairement identifiables, le narrateur anonyme et le personnage principal Macário, Eça de Queiroz joue avec les modalités de la narration. Les premières pages, au cours desquelles le narrateur anonyme s’adresse directement au lecteur, fonctionnent comme un véritable préambule ou prologue, un narthex précédant le porche principal, car si l’œuvre est de dimension modeste, elle n’est pas moins construite avec la rigueur d’une cathédrale.
A partir de la page 33, c’est Macário lui-même qui assume la narration et raconte son histoire. Eça de Queiroz utilise en alternance le discours indirect et le discours indirect libre pour rapporter les propos du personnage principal : « Macário me dit » (p. 33), « Macário me raconta » (p. 75).
Ainsi, le narrateur anonyme devient l’auditeur premier auquel est destiné le récit. Le narrateur est aussi une oreille attentive et un esprit curieux, la projection incarnée du lecteur. Et Eça de Queiroz, comme au théâtre, joue de cette double énonciation. Car Macário s’adresse à la fois au narrateur anonyme et au lecteur anonyme que nous sommes. C’est ce qui fait le charme de tels récits.
Mais jamais Eça de Queiroz n’utilise le discours direct pour rapporter à la première personne, tels qu’il est sensé les avoir tenus, les propos de Macário. Jamais il ne cherche à établir cette proximité et cette complicité entre Macário et le lecteur qui transforme la nouvelle en confidence comme dans Le rideau cramoisi de Barbey d’Aurevilly, par exemple. Eça maintient toujours la distance. Macário ne dira "je" que dans les dialogues, rapportés comme autant de saynètes.
Et le narrateur anonyme ne se prive pas d’intervenir. Soit pour interroger Macário : « Je lui demandais alors… » (p. 33), « Pourquoi ? dis-je à Macário. » (p. 79). Soit pour commenter son récit, reprenant de rares fois la parole pour s’adresser au lecteur : « Les éducations d’autrefois produisaient de ces situations insensées. » (p. 69).
Pourtant, si le narrateur anonyme est régulièrement présent au début du récit au travers des pronoms personnels de la première personne, les verbes de parole introduisant le récit indirect de Macário disparaissent progressivement.
Et le jeu des narrateurs alors s’efface derrière un classique récit à la troisième personne, récit dont le narrateur serait omniscient. Le conditionnel ici s’impose car ce serait oublier qu’il s’agit de paroles rapportées au discours indirect libre. Le récit est bien un discours.
Ironique au début de l’œuvre, parlant avec une aisance et une emphase certaine, affichant même une certaine suffisance, voire un certain mépris pour le vieil homme un peu ridicule qu’est Macário, le narrateur anonyme progressivement se tait. Son attitude change, et ses commentaires, au début de la seconde partie, montrent l’évolution de ses sentiments, maintenant pleins de respect pour le comptable : « Et cette histoire prend dès lors un aspect de sainteté et de tristesse. » (p. 65).
Absent dans les dernières pages, le narrateur anonyme, comme le lecteur, semble subjugué par le récit du drame qui a frappé Macário et qui a transformé sa vie en destin.
5. Le réalisme
• Le cadre spatio-temporel
Une singulière jeune fille blonde est assurément une nouvelle réaliste.
Le cadre spatio-temporel est clairement fixé. L’histoire se passe au Portugal. La rencontre entre les deux hommes a lieu dans une auberge du Minho, province du nord. Et différentes villes sont évoquées par le narrateur : Vila Real, Guimarães, Amarante…
Mais c’est à Lisbonne que se déroule l’essentiel du récit. Et quand il devra s’exiler pour faire fortune, Macário partira au Cap-Vert, colonie portugaise depuis le XVe siècle. La réalité géographique, historique et économique du Portugal au XIXe siècle sert bien de cadre à la nouvelle.
L’histoire de Macário et de Luísa commence vers 1823 ou 1833 affirme le narrateur page 33. Et Macário aurait une soixante d’années au moment de sa rencontre avec le narrateur, rencontre qui se situerait dans les années 1860 ou 1870, approximativement au moment où la nouvelle paraît.
Et le texte renvoie plusieurs fois à une réalité historique. Page 39, le narrateur imagine Macário à la mode du début du XIXe siècle. Lors de la soirée chez le notaire, la révolution grecque est évoquée (p. 51). Et Gaudencio, un des invités, est présenté comme « un démocrate de 1820 » (p. 53). Surtout, huit jours plus tard, chez Mme Vilaça, une des sœurs Vilaria raconte une anecdote mettant en scène Don José Ier le Réformateur, roi du Portugal de 1750 à 1777, et le marquis de Pombal, le premier ministre qui reconstruira Lisbonne après le tremblement de terre de 1755.
• Dimension sociologique et psychologique
Différents aspects de la vie quotidienne au Portugal sont donc abordés par l’œuvre qui revêt ainsi une dimension sociologique à travers des séquences qui pourraient être nommées : une soirée à l’auberge, une soirée dans la bourgeoisie lisboète… L’œuvre, par son réalisme, devient alors un témoignage sur les conditions de voyage dans la seconde moitié du XIXe siècle, sur la vie d’un comptable lisboète, sur la facilité avec laquelle on peut faire fortune aux colonies.
L’auteur, Eça de Queiroz, est un journaliste, et c’est en journaliste qu’il regarde ses contemporains et brosse rapidement une galerie de portraits comme autant d’études croquées sur le vif, saisissant à grands traits l’essentiel d’un caractère résumé en quelques mots, en une formule.
Une Singulière jeune fille blonde a aussi une dimension psychologique, est une étude de « cas », le mot est utilisé par l’auteur lui-même. Mais si Luísa souffre de kleptomanie, Eça de Queiroz refuse toute analyse. Macário, le héros, raconte les faits : le portrait de Luísa est vu à travers son regard amoureux. Et c’est cette relation amoureuse et ses conséquences qui sont exposées bien plus qu’un « cas » clinique de névrose. Eça de Queiroz n’est pas Freud et n’anticipe pas sur la psychanalyse. L’âme humaine semble moins l’intéresser que les enchaînements mécaniques d’évènements qui créent une destinée. C’est Macário, le comptable naïf, aveuglé par l’amour, qui est le personnage-narrateur en second au cœur de la nouvelle. C’est bien lui qui est observé par le narrateur anonyme. Dans quelle mesure celui-ci est-il une projection de l’auteur dans son texte ?
• Réalisme ou naturalisme ?
Dans la préface à sa traduction en français, Marie-Hélène Piwnik désigne Eça de Queiroz comme « le père du réalisme-naturalisme portugais. »
Eça de Queiroz s’est lui-même affirmé comme un écrivain Naturaliste. Mais dans Une Singulière jeune fille blonde, il semble plus proche de Maupassant que de Zola. Comme Maupassant (ou Balzac), c’est avec une ironie mordante qu’il regarde la société de la petite bourgeoisie lisboète lors du récit des deux soirées au cours desquelles Macário peut rencontrer Luísa (pp. 49-65). Comme Maupassant dans Une Vie ou La Parure, Eça s’acharne sur son héros, le pauvre Macário, lui faisant sans cesse entrevoir le bonheur pour mieux le lui ôter finalement.
Pourtant, la nouvelle pourrait tout à fait souscrire au programme énoncé par le début du sous-titre des Rougon-Macquart : « Histoire naturelle et sociale (…) ». Car c’est bien à une évocation d’une certaine société lusitanienne que se livre Eça de Queiroz : l’histoire de Macário se déroule essentiellement dans le monde du commerce. Comptable dans le magasin de tissu de son oncle où il rencontre pour la première fois Luísa, c’est par le commerce qu’il s’enrichit au Cap-Vert et qu’il tente d’accroître sa fortune pour épouser la jeune fille. L’ami « au chapeau de paille » lui demande d’être son garant « pour installer une quincaillerie en gros ». Et c’est dans une bijouterie que se conclut la nouvelle.
Ainsi se trouvent liées par le thème de l’argent, les deux dimensions, « sociale et naturelle », de l’œuvre. Car de quoi souffre Luísa, sinon de kleptomanie ? Elle ne semble pas voler par nécessité. La jeune femme obéirait donc à une pulsion, à un instinct plus fort que la morale, n’hésitant pas à dérober foulard, pièce d’or ou bague, tout ce qui séduit la femme qu’elle est.
6. Les personnages
La nouvelle met en scène six personnages principaux (y compris le narrateur anonyme), dont cinq sont nommés : Macário, son oncle Francisco, Luísa, madame Vilaça, et l’ami, désigné par la seule synecdoque du « chapeau de paille ». A ceux-ci s’ajoutent des personnages secondaires. Le commis de la joaillerie d’abord, cause de la révélation de la « singularité ». Et une galerie de figures, silhouettes rapidement croquées qui défilent et animent les deux soirées de la première partie : un notaire, un poète, un chanoine, un vieux chevalier, quelques épouses et deux vieilles filles.
• Deux personnages qui font avancer le récit : l’oncle Francisco et l’ami au chapeau de paille.
Ces deux personnages sont essentiels à la narration. Tour à tour adjuvants ou opposants, échangeant leurs rôles, ils sont complémentaires.
Ainsi, l’ami au chapeau de paille, par deux fois, joue le rôle d’adjuvant : en permettant à Macário de rencontrer Luísa et sa mère lors d’une soirée chez un notaire, et plus tard en lui suggérant d’aller chercher fortune au Cap-Vert. L’ami au chapeau de paille est « celui qui sait », qui détient l’information nécessaire pour sortir Macário de l’impasse.
Macário, par hasard, le croise au moment précis où il en a besoin. Du moins c’est ce que voudrait nous faire croire l’auteur. « L’ami au chapeau de paille » est l’ange gardien de Macário, celui qui vole à son secours lorsqu’il est perdu et désespéré.
Au contraire, l’oncle Francisco, par son attitude intransigeante, son refus du mariage, jette Macário à la rue. Il est la cause de la déchéance du héros qui doit alors partir en quête d’une nouvelle situation, de la fortune pour être digne de Luísa, sa fiancée, et conquérir le droit au bonheur.
Ainsi, paradoxalement, l’oncle Francisco est celui qui permet à Macário de devenir ce qu’il est réellement : un aventurier, un homme d’affaires. Grâce au refus de l’oncle, Macário devient véritablement adulte, se révèle être le contraire du comptable médiocre et timide qui apparaît au début de la nouvelle.
Mais de quel ordre sont les motivations de l’oncle Francisco pour opposer un refus aussi formel au mariage de son neveu ? Eça de Queiroz ne justifie aucunement une telle attitude. Il conclut la scène par une pirouette du narrateur : « Les éducations d’autrefois produisaient de ces situations insensées. C’était brutal et idiot. Macário m’affirma qu’il en était ainsi.»
Aucune analyse psychologique. Le personnage apparaît comme l’incarnation d’une certaine vision morale, une marionnette dans les mains de l’auteur. L’oncle Francisco est un personnage de mélodrame : le vieux célibataire borné, rigide, inflexible, figé dans ses principes. Un sans-cœur.
Si l’oncle Francisco est le personnage qui perturbe la vie tranquille du héros, l’ami au chapeau de paille est bien l’adjuvant qui rétablit l’équilibre.
Pourtant, les deux personnages, dans les dernières pages, échangent leurs rôles.
En effet, l’ami au chapeau de paille cause in fine la ruine et le désespoir de Macário. Une nouvelle fois le comptable voit ses espoirs de bonheur réduits à néant. Et par celui-là même qui lui avait permis de s’élever si près du but. Ironie du sort. Ironie de l’auteur. « Les honnêtes gens se ruinent », semble vouloir dire le conte. Pénultième tour de vis du récit, puisque c’est précisément l’oncle Francisco, en faisant de Macário son associé, qui rétablit l’équilibre. Il ne semblait éprouver aucun sentiment. Et pourtant, c’est bien un vieillard sentimental qui ouvre ses bras avec effusion à son neveu à la fin du texte : « (…) il avait des larmes qui coulaient sur sa peau fripée. » Et Eça de Queiroz s’amuse à rejouer la scène du retour du fils non pas prodigue mais enrichi.
Avant la chute finale.
L’oncle Francisco et l’ami au chapeau de paille sont donc essentiels à la structure du récit, mécanique particulièrement bien construite.
En inversant les rôles Eça de Queiroz semble jouer avec les archétypes : l’ami au chapeau de paille est-il un ange ou un démon ? N’est-il pas un nouvel avatar du diable ? Celui qui, se jouant de la naïveté de Macário, l’incite à s’enrichir pour mieux le duper, profiter de sa fortune et ramasser la mise ?
Machiavélisme du personnage, machiavélisme de l’auteur.
L’ami au chapeau de paille est le seul personnage secondaire important qui n’est pas nommé. Seulement désigné par cette métonymie du chapeau de paille. Panama ? Canotier ? Que symbolise ce chapeau de paille ? Pas seulement le dilettantisme, puisque l’ami semble être, comme Macário, dans le commerce. Mais l’est-il véritablement ?
L’ami est-il un homme de paille ? Un clown ? En portugais clown (palhaço) et paille (palha) appartiennent à la même famille de mots.
L’ami apparaît comme le personnage symétrique opposé à Macário. Il n’a rien du laborieux comptable partant faire fortune dans les colonies lointaines puis s’attelant à la tâche de consolider son capital. L’ami est un jouisseur qui n’hésite pas à s’enfuir avec la femme d’un autre, laissant au pauvre Macário le soin de régler ses dettes. L’ami n’attend pas plusieurs années pour épouser celle qu’il aime en la demandant respectueusement en mariage à sa mère, l’ami vole la femme d’un autre. Laissant Macário sur la paille… L’un travaille, tandis que l’autre profite de la vie.
• Les deux femmes : la brune et la blonde
Construits en opposition, les deux personnages féminins, la brune et la blonde, l’une plus âgée que l’autre, Mme Vilaça et Luísa forment un couple énigmatique.
Eça de Queiroz laisse planer le doute : la femme brune est-elle bien la mère de la jeune fille blonde ? L’auteur aime semer le trouble, ouvrir de fausses pistes qui n’aboutissent pas. Il joue ainsi avec les attentes du lecteur. Ces deux femmes ne sont-elles pas deux aventurières unies par un même destin ?
Pourtant aucun élément ne peut le laisser supposer. Seule « la révérence moqueuse » avec laquelle l’ami au chapeau de paille salue la femme brune peut faire croire une relation amoureuse entre les deux. La moralité de ces deux femmes ne serait-elle pas irréprochable ?
C’est ce que sous-entend la complicité de la mère, accompagnant sa fille dans le magasin de l’oncle, puis plus tard laissant Macário rendre des visites secrètes à Luísa. Pourtant, elles sont reçues toutes deux dans le salon bourgeois d’un notaire. Et elles accueillent chez elles abbé et vieilles filles… On ne peut douter de la moralité de tels personnages.
Mais il y a la kleptomanie de Luísa. La mère est-elle complice des vols commis par sa fille ? Est-elle seulement aveugle ? Elliptique, le récit n’en dit rien.
Quelle que soit l’attitude de la mère, complicité ou aveuglement, les larcins de Luísa ne peuvent qu’entacher l’image de Mme Vilaça. D’autant qu’il y a ce tiret p. 79 (autre forme de l’ellipse), tiret placé, par Eça de Queiroz, entre la demande en mariage et l’acceptation par Mme Vilaça, tiret pour sous-entendre que c’est à la fortune de Macário qu’elle ouvre « grands les bras, avec de grandes exclamations ».
Mme Vilaça, une femme vénale ? Ou une femme intéressée ? Ou simplement une mère soucieuse du bonheur de sa fille ? Heureuse de la voir épouser un homme riche ? Il n’y a qu’un tiret, et la répétition emphatique de l’adjectif « grands », pour suggérer la relation de cause à conséquence. Aucune intervention du narrateur, aucun développement. Aucune réponse ne sera apportée aux questions du lecteur.
De même, ni Macário, ni le narrateur, ni le lecteur ne sauront jamais ce que sont devenues Mme Vilaça et sa fille. Le récit reste ouvert. Au lecteur de se faire un roman en écrivant la suite.
7. Le genre
Si formellement Une Singulière jeune fille blonde est bien un conte ou une nouvelle, le texte emprunte aussi à d’autres genres. Construit comme une pièce de théâtre, est-ce une farce ? une comédie ? une tragédie ? un drame ? un mélodrame ou un vaudeville ?
Une Singulière jeune fille blonde est tout cela à la fois. Eça de Queiroz mélange les genres, passe avec virtuosité d’un registre à l’autre.
Par son ouverture, la nouvelle s’apparente aux récits enchâssés. Mais l’histoire se clôt sur la révélation finale sans que le narrateur anonyme ne reprenne la parole. Le récit reste ouvert, laissant le lecteur imaginer la vie menée par les deux femmes, au gré de leur bonne ou mauvaise fortune, et Macário, célibataire endurci, ne succédant pas à son oncle.
Duplicité des deux femmes. Malhonnêteté de l’ami au chapeau de paille. Sentimentalisme d’un vieil oncle taciturne. Le monde ne serait-il pas ce qu’il paraît être ? Macário, âme honnête et naïve, en fera la découverte à ses dépens. La nouvelle est aussi un roman d’apprentissage.
Au contraire le roman d’aventures est rapidement évacué, juste évoqué : Eça de Queiroz résume en une seule longue phrase énumérative le séjour de Macário au Cap-Vert. Il accumule les clichés du roman d’exploration, de découverte, du récit de voyage, et refuse de cultiver l’exotisme en développant cet épisode, comme s’il n’était qu’une parenthèse dans la vie de Macário. L’essentiel du récit étant ailleurs : la révélation de la singularité de Luísa.
Mais Eça de Queiroz pratique aussi la satire. Au début de la nouvelle, lors de la rêverie du narrateur anonyme, il accumule les clichés du roman noir et gothique anglais. A d’autres moments, utilisant délibérément un style emphatique, l’auteur se livre à une caricature du romantisme et des romans sentimentaux qu’il ridiculise : « Et dès ce moment un nuptial destin les enveloppa. » (p. 51).
Une Singulière jeune fille blonde est aussi une satire sociale. Les personnages, particulièrement ceux de second plan, qui hantent les deux soirées où Macário rencontre Luísa, permettent à Eça de Queiroz de réaliser une galerie de portraits acides. Comme Balzac, il dessine des figures tout droit issues de la Comédie Humaine, et que l’on retrouve tout au long du XIXe siècle aussi bien chez Flaubert (particulièrement dans Madame Bovary et Un cœur simple) que chez Barbey d’Aurevilly (et l’on songe au Dessous des cartes d’une partie de whist).
Enfin, l’ami qui s’enfuit avec la femme d’un sous-lieutenant transforme en quelques lignes la nouvelle en vaudeville. Chapeau de paille et militaire : Labiche et Courteline sont ici convoqués.
C’est l’originalité d’Eça de Queiroz d’ouvrir des voies possibles dans la narration, de jouer avec les archétypes des genres à la mode : roman réaliste, roman d’amour impossible, comédie de mœurs, mélodrame. Le récit se construit d’allusions, d’échos à d’autres textes.
Si la nouvelle débute sur un ton léger où l’ironie du narrateur sans cesse affleure, elle se clôt par la séparation tragique et définitive des deux protagonistes. L’évolution des registres suit la progression narrative. Au cours du texte, se succèdent description comique (les chaussures) et tableaux de mœurs (les deux soirées). Dans la deuxième partie, les scènes de la vie privée (avec l’oncle Francisco, avec Luísa) sont empruntées au mélodrame. Narrateur et lecteur s’apitoient sur les malheurs du pauvre Macário, s’attendrissent avec les deux amoureux. Le rythme s’accélère et l’intensité dramatique croît. Pourtant, la comédie de boulevard n’est jamais loin avec les frasques amoureuses de l’ami au chapeau de paille, scène de comédie pathétique qui vient une nouvelle fois bouleverser tragiquement le destin de Macário.
S’il obéit aux exigences du réalisme, le récit emprunte aussi aux règles du théâtre, et est construit comme un conte. C’est ce qui fait le charme d’un texte aux multiples facettes. Jouant habilement avec les clichés du romantisme et les archétypes romanesques, Eça de Queiroz, auteur malicieux, s’amuse à séduire le lecteur, faisant de son récit un kaléidoscope de genres et de tonalités comme autant de clins d’œil adressés au lecteur, cultivé et complice.
8. La leçon du conte
Le monde n’est pas ce qu’il paraît.
Et tous les personnages surprennent le lecteur par leur comportement inattendu. L’oncle Francisco refuse par deux fois, sans aucune explication, de donner son consentement au mariage de Macário, avant de finalement l’accepter, sans que son revirement soit véritablement justifié. L’ami au chapeau de paille aide par deux fois Macário, avant de trahir sa confiance et d’être la cause de sa chute. Luísa, charmante jeune fille se révèle être une redoutable voleuse. Mais n’est-ce pas avec la complicité de sa mère ? Alors que les deux femmes fréquentent les salons de la société lisboète où la morale est irréprochable.
Qui croire ?
L’amour rend aveugle. Banalité que semble illustrer le conte. Mais Eça de Queiroz ne dénonce pas. Aucune morale n’est explicitement formulée. L’auteur met en scène des personnages qu’il manipule, il crée des situations, donne à voir des caractères.
Ainsi la naïveté de Macário est évidente. Mais son honnêteté aussi. Et son courage, sa volonté, et son sens des affaires. Est-ce le portrait d’un saint comme le laisserait supposer la remarque du narrateur page 65 : « Et cette histoire prend dès lors un aspect de sainteté et de tristesse ». Ainsi le conte serait-il une histoire édifiante ? La légende de Saint-Macário ?
Finalement, c’est une vision d’une humanité complexe et trouble qu’Eça de Queiroz propose à travers des situations qui peuvent sembler conventionnelles. Mais les personnages principaux, même s’ils sont des marionnettes dans les mains de l’auteur, ne sont jamais des caricatures. Aucun manichéisme. Mais bien une dialectique du bien et du mal, du bonheur et du malheur. Et les personnages apparaissent comme incapables de maîtriser leur destin, supportant le poids des évènements dont ils sont esclaves. Tous, ils subissent : leur éducation, leur caractère, les circonstances. Luísa souffre peut-être de kleptomanie, et n’est alors pas responsable des vols qu’elle commet. L’oncle Francisco et Macário lui-même obéissent à une morale étriquée. Dans quelle mesure sont-ils libres ? semble se demander l’auteur tout-puissant.
Alors que le jeu des narrateurs, la réalité du cadre spatio-temporel et une certaine vraisemblance des évènements et des caractères accréditent le récit, au contraire la construction du texte, l’acharnement du « destin », les retournements de situation, la présence récurrente de « l’ami au chapeau de paille », tout cela paraît invraisemblable et montre bien le caractère artificiel, construit, littéraire de l’histoire.
Le but, la visée d’Eça de Queiroz n’est ni psychologique ni sociologique mais bien littéraire : produire une œuvre, où l’auteur s’amuse à jouer avec les attentes de son lecteur, s’amuse à mêler les genres. Une singulière jeune fille blonde est avant tout un conte plaisant qui instruit. En cela, Eça de Queiroz est bien un écrivain classique.