LA VIE DE LAZARILLO DE TORMÈS
Niveaux conseillés : 2nde, 1re
La Vie de Lazarillo de Tormès peut être proposé en lecture complémentaire aux élèves de première dans le cadre de l’objet d’étude « Le roman et ses personnages, visions de l’homme et du monde ». Il peut également être étudié en œuvre complète dans le cadre de l’objet d’étude « le récit : le roman ou la nouvelle », destiné cette fois aux élèves de seconde. Ce roman permet en effet d’aborder la question du roman picaresque, de l’écriture du roman à la première personne, du roman d’apprentissage.
Dans la mesure notamment où nous avons à faire à un roman court et dont la lecture est plutôt aisée, le Lazarillo peut parfaitement convenir à une classe de lycée professionnel, désireuse de commencer l’année par un récit. Cette lecture pourra être l’occasion, pour ces élèves de lycée professionnel, de s’initier à l’histoire littéraire du roman.

Une édition est actuellement disponible chez Flammarion, dans la collection GF.

Présentation

L’auteur

 Bien qu’il semble s’y exprimer d’une voix très personnelle et émouvante, ce qui a été l’une des motivations des érudits pour en identifier l’auteur, La Vie de Lazarillo de Tormès reste un récit anonyme, depuis sa parution en 1554. En effet, même si plusieurs hypothèses ont été émises, on ne peut l’attribuer avec certitude à personne. On a d’abord pensé, dès 1600, à un diplomate fin lettré,  Diego Hurtado de Mendoza, qui l’aurait écrit pendant ses études à Salamanque. Ensuite, à la fin du XIXe siècle, on l’attribue brièvement à Lope de Rueda, car cet écrivain est d’extraction populaire comme le héros-narrateur et parce qu’un crieur public de Tolède répondait à ce nom vers 1538. Ces deux hypothèses résument en fait la lecture que l’on fait de l’œuvre : soit on y voit l’œuvre d’un fin lettré qui renouvelle habilement une tradition folklorique ancienne par le ton et l’écriture autobiographique, soit on y trouve le récit réaliste d’une vie de gueux par lui-même.

On a ensuite attribué l’ouvrage à Sebastian de Horozco, aux frères Valdès, puis au moine réformateur Juan de Ortega.

 

L’hypothèse d’un auteur sinon érasmien, en tout cas humaniste et lettré est aujourd’hui considérée comme la plus vraisemblable. En effet, dès les premières lignes du prologue, le narrateur se place sous la protection de Pline (À ce propos Pline dit : « qu’il n’y a pas de livre, aussi mauvais soit-il qui ne contienne quelque bonne chose »), puis de Cicéron (À ce propos Cicéron dit : « C’est l’honneur qui produit les arts »), références qui n’appartiennent pas à la culture d’un gueux mais bien à celle d’un lettré.

 

Au total, peu importe l’identité de l’auteur, en revanche  il n’est pas inutile de situer sa personnalité, sa culture et son milieu, pour bien comprendre en quoi le Lazarillo introduit un ton tout à fait nouveau dans la littérature et peut même être considéré pour cela comme l’origine de la tradition picaresque et du roman moderne. 

L’œuvre

 La Vie De Lazarillo de Tormès est un bref roman d’une cinquantaine de pages, paru en Espagne en 1554. Un « gueux », c’est-à-dire un personnage très pauvre, y fait le récit de sa vie en adoptant la forme autobiographique. Après un prologue qui justifie le livre en citant Pline (voir plus haut) en se recommandant à la bienveillance du lecteur, il y raconte, au long de sept chapitres d’inégales longueurs, comment il est passé de l’état misérable de mendiant à celui plus respectacle et enviable de crieur public et d’homme marié (mais cocu) dans la ville de Tolède.

1. Résumé
Le discours du prologue est assez classique dans sa forme et sa composition. Le narrateur, Lazarillo, s’y adresse à un personnage important mais dont l’identité, comme le rôle (est-il le maître, un ami haut placé, l’employeur du narrateur ?) restent dans l’ombre. Le livre satisfait une demande de ce « Monsieur » : « puisque vous me mandez, Monsieur, de vous écrire et relater l’affaire tout du long… »

 

Selon un procédé assez classique, le narrateur commence par déclarer qu’il raconte des « choses remarquables, et peut-être même jamais vues ni entendues. », puis fait mine de s’excuser de la minceur de son livre désigné comme une « babiole », et de la grossièreté de son style, s’en justifiant auprès du narrataire en des termes d’une humilité si superlative qu’elle sonne déjà comme une revendication :« je vous prie donc, Monsieur de recevoir ce menu service de qui vous en eût offert un plus riche, si cela eût été à la mesure de son désir. » En effet, on voit bien poindre le raisonnement qui suit : si le livre est pauvre c’est parce que la vie du narrateur l’a été. Cependant, en s’appuyant sur l’autorité de Pline, il va souligner d’une part l’utilité, le caractère édifiant de son livre (« que l’on puisse en tirer quelque fruit »), le plaisir que l’on va y prendre (« je ne serais pas fâché qu’y prennent leur part et s’en délectent tous ceux qui y trouveraient quelque attrait… »). La fin de la phrase indiquant le contenu moral : « …en voyant comment un homme vit au milieu de si grands hasards, périls et adversités. »

 

L’itinéraire du gueux va donc permettre de montrer son mérite à se tirer d’affaires à partir de rien, de sa seule astuce, par opposition avec ceux qui ont trouvé leur fortune dans le berceau et qui n’ont rien eu d’autre à faire que de la maintenir. La dernière phrase du prologue clôt ce raisonnement de la manière la plus explicite, en soulignant les deux visées du livre :

«  afin que l’on puisse faire entièrement connaissance avec ma personne ; et aussi pour que ceux qui ont hérité d’une noble condition, considèrent combien peu leur est dû, car envers eux fortune s’est montrée partiale, et combien plus ont fait ceux à qui elle fut contraire, par force et industrie pour conduire leur barque à bon port. »

 

Il s’agit de montrer une « personne » et d’en tirer un enseignement moral. Ce projet va se dérouler sur sept chapitres. Déroulant l’histoire de la naissance jusqu’à la « réussite » de Lazarillo.

Le premier chapitre rapporte la naissance du héros et son éducation, d’abord par sa mère et le second compagnon de cette dernière, puis par son premier maître à qui il est confié à l’âge de huit ans. Son père est Meunier, originaire de Téjarès, et le petit Lazare naît un soir dans la rivière de Tormès – il en tire son nom –, alors que ses parents vaquaient à leur travail. Son père, surpris à voler du blé est banni. Il part à la guerre où il meurt. Lazarillo a donc des origines modestes et infâmes.

 

Il est alors âgé de huit ans. Veuve,  sa mère part à Salamanque dans l’espoir de s’enrichir au contact des gens de bien. Elle y fréquente un More dont elle a un second fils. Le More vole pour nourrir l’enfant. Il est pris, puni, la mère aussi. Elle devient servante à l’auberge de la Solana où Lazarillo est remarqué par un mendiant aveugle qui devient son premier maître et instructeur sur le chemin de la vie. « Mon fils, je sais que je ne te verrai plus ; tâche d’être homme de bien et que Dieu te conduise. Je t’ai élevé et t’ai confié à un bon maître : aide-toi. » lui dit sa mère au moment de son départ avec l’aveugle pour Tolède, ville qu’il souhaite rejoindre car les gens y sont « plus riches ».

 

Dès la sortie de la ville, l’aveugle lui apprend brutalement par une farce qu’il faut être rusé. Symboliquement il entre ainsi dans l’âge adulte (« à cet instant je m’éveillais de l’innocence où, comme un enfant, je dormais encore »). Bien que riche ce maître affame Lazarillo obligé d’imaginer mille tours pour voler de quoi se nourrir à son maître. Un soir de pluie, à Escalona après lui avoir joué un dernier mauvais tour pour se venger, Lazarillo s’enfuit.

Au chapitre suivant (II) il entre au service d’un prêtre du village de Maqueda. Ce maître est pire que le précédent : d’une avarice extrême, il l’affame et ne lui apprend rien. Lazare ne se nourrit qu’aux repas de funérailles où il est convié avec le prêtre, ce qui le pousse à souhaiter la mort des villageois, pour pouvoir se nourrir. Il trouve ensuite le moyen de piller le coffre à provisions du prêtre, qui le surprend et le met à la porte.

 

Il se rend à Tolède (chapitre III) et entre au service d’un écuyer – un noble désargenté – c’est un nouveau recul : Lazarillo est conduit à mendier pour nourrir son maître qui disparaît à la fin du chapitre, poursuivi par les huissiers de son propriétaire qui s’en prennent à Lazarillo. Au chapitre IV, il entre au service d’un moine coureur (c’est un jeu de mots, ce moine ne tient pas en place). Épuisé de le suivre, il le quitte après huit jours, puis entre au service d’un marchand de bulles (chapitre V), c’est-à-dire d’indulgences, organisateur de faux miracles avec la complicité de l’alguazil (commissaire de police). Il y reste quatre mois, avant d’entrer au service d’un marchand de tambourins puis d’un chapelain (chapitre VI) chez qui il s’enrichit. Dès que possible il achète un vêtement décent et quitte ce maître pour entrer au service d’un alguazil comme agent (chapitre 7), avant d’obtenir la charge de crieur public et d’épouser la servante de l’archiprêtre dont il crie les vins pour les vendre. Sa femme est la maîtresse de son protecteur, mais il ne s’en émeut pas et le récit se termine sur cette micro ascension sociale qui conduit notre héros à la charge la plus méprisable du royaume et à être un cocu consentant.

 

Au total, le roman est rythmé par le passage d’un maître à l’autre, avec une dégradation progressive et inexorable de la situation de Lazarillo : « je tombais de Charybde en Sylla, car l’aveugle, quoiqu’il fût comme je l’ai raconté, l’avarice en personne, comparé à celui-ci, était un vrai Alexandre le Grand. » (chap III, p. 125) déclare-t-il après avoir rencontré son second maître. Ce n’est qu’au chapitre 7 que la situation s’inverse et que la situation de Lazarillo se stabilise.

2. L’écriture de Lazarillo : tradition et modernité
On ne sait rien de la genèse et de la rédaction de ce court roman. En revanche on sait que le livre est un recueil de « bourlas » ou « burlas », c’est-à-dire d’histoires comiques issues du folklore espagnol parmi lesquelles on peut citer les motifs suivants :

– Le nom du personnage (le seul nommé du récit) emprunte à l’histoire de saint Lazare, patron des lépreux et symbole de pauvreté. Il est l’homonyme d’un personnage folklorique, « le valet aux nombreux maîtres », thème qui préexiste à l’œuvre.

– Le mendiant aveugle et son petit valet (chapitre I) est un thème récurrent en Espagne et en Europe, avec les récits attenants (le sac décousu, le vol de la saucisse, le vol du vin).

– La satire des autorités religieuses, avec l’avarice extrême du prêtre du chapitre III, et le motif du pillage du coffre (p. 133-153) la paillardise suggérée du moine du chapitre (IV), thème complété par l’archiprêtre protecteur et amant de l’épouse de Lazarillo (chap VII), le mensonge et l’organisation de faux miracles par avidité et avarice (le bulliste du chapitre V).

– La satire des nobles désargentés mais jaloux de leur dignité de noble, le fameux « point d’honneur » qui est « tout le  capital des gens de bien » (chap III) est aussi un thème classique.

 

En revanche, ce qui fait la nouveauté de ce livre c’est que tout ce folklore est repris dans le cadre d’un récit autobiographique à la première personne. Le « je », le ton très personnel, presque intime, redonne vie à ces épisodes rebattus et les colore d’un réalisme époustouflant qui fait oublier l’art littéraire et le confondre avec la vie. On en vient à prendre pour vrais des détails invraisemblables comme le pot de vin troué bu par Lazarillo en se plaçant enre les jambes de son maître aveugle (chap I) ou la clé qui siffle (chap II).

Ce réalisme est appuyé sur des allusions à des événements historiques (le cortès de l’empereur du chap VII), à des lieux et à des noms de personnages réels (Pline, Cicéron, Galien…).

Autre élément de renouvellement de ce folklore, les motifs n’apparaissent plus comme un recueil d’anecdotes, mais s’inscrivent dans un ensemble cohérent constituant les étapes d’une vie, depuis « le commencement » (Prologue) jusqu’à « conduire la barque à bon port », c’est-à-dire lorsque le personnage est enfin parvenu à une relative ascension sociale, une « pleine prospérité, au comble de toute bonne fortune », dit-il avec emphase pour une situation modeste comme on l’a souligné.

Cette construction est soutenue par des jeux discrets d’échos et de renvois dont le motif du vin est un bon exemple. En effet, au chapitre I, Lazarillo pille le vin de l’aveugle qui pour le punir lui casse le pot sur le visage. Il lui nettoie ensuite les plaies au vin déclarant : « Ce qui t’a fait mal te fait du bien et te guérit », comme si métaphoriquement les épreuves traversées devaient endurcir Lazarillo et le faire progresser sur le chemin de la vie. Plus loin, il déclare : « tu dois plus au vin qu’à ton père car celui-ce ne t’a donné la vie qu’une seule fois tandis que le vin te l’a rendue mille fois. » (p. 119) avant de formuler la prophétie « si jamais un homme au monde doit être heureux par le vin, ce sera toi », prophétie que le narrateur assure s’être ensuite vérifiée. Et en effet, au chapitre VII il tire sa prospérité de crier le vin d’un personnage de rang élevé.

On le voit bien, le topos du vin comme source du bonheur et de la sagesse est ici réorganisé pour servir à l’économie générale du récit.

 

3. La réception de l’œuvre

 Lazarillo connaît vraisemblablement un grand succès, parmi les lettrés et peut-être même parmi les lecteurs populaires, ce dont témoigne les trois éditions différentes de 1554, probablement des réimpressions d’une édition de 1553 introuvable. Il connaît une éclipse puis reparaît expurgé – les chapitres du Bulliste et du moine coureur sont supprimés – à Madrid en 1573.

Sa renommée est telle qu’il paraît des secondes parties apocryphes dès 1555.

 

Le livre est rapidement traduit et lu dans toute l’Europe, en particulier en France dès 1560, dans une version non expurgée. La parution d’une nouvelle seconde partie, écrite par un émigré espagnol en 1620 et très virulente contre l’Espagne de l’Inquisition en relancera encore la renommée. Jusqu’à la fin du XVIIe, l’ouvrage est dans toute l’Europe l’occasion de réécritures, d’enrichissements, bref d’une tradition vivante. À partir du XIXe, on réédite l’original devenu alors un « classique » et considéré comme à l’origine du roman picaresque qui se développe en Europe au xviiie siècle. 

Les thèmes du Lazarillo

 Les grands thèmes picaresques : la naissance indigne, la nécessité et la faim, le voyage et l’errance, l’illusion et l’apparence, la satire (des nobles et des prêtres) et, enfin l’éducation sont présents dans le Lazarillo. Ils transparaissent pour certains dans la forme même de la narration (l’apparence, l’illusion, l’errance) ou sont explicitement nommés et analysés pour d’autres (la faim, l’argent et la nécessité) 

1. La naissance indigne
C’est l’une des conditions du picaresque : le picaro, en effet, non seulement naît dans un milieu populaire mais il a souvent même une origine infamante. Ainsi, on apprend au chapitre I que Lazarillo est le fils d’un voleur repris de justice et que cette malédiction va le poursuivre. En effet, après la disparition de son père, sa mère se met en ménage avec un voleur qui est à nouveau pris et condamné.

Cette naissance maudite est reprise à son compte et comme revendiquée par le narrateur-personnage : avoir réussi à survivre et à s’assurer une place dans la vie après un si mauvais départ témoigne de la valeur du personnage qui se compare dans le prologue avec ceux qui ont été bien dotés par la fortune à leur naissance et qui n’ont eu qu’à se maintenir. Ainsi le récit de vie permet de renverser la naissance indigne qui devient en quelque sorte une preuve du mérite du narrateur. Cette idée s’appuie également sur le motif de l’aveugle clairvoyant du premier chapitre, qui enseigne au protagoniste combien les hommes bas ont de mérite à s’élever et combien au contraire il est ignominieux pour ceux qui sont élevés de se laiser choir. 

2. La nécessité et la faim
C’est un thème évidemment lié à la naissance pauvre : Lazarillo est toujours et constamment tenaillé par la faim : la majorité des tours qu’il joue à ses maîtres lui sont inspirés par la nécessité de se nourrir. C’est ainsi qu’il découd la besace aux provisions de son maître aveugle ou remplace les saucisses par un navet (chap I). Dans la même logique, tout le chapitre II est construit autour du coffre à provision du prêtre avare qui ne nourrit pas Lazarillo. Le coffre est d’abord percé, puis Lazarillo se procure une clé du coffre, ce que son maître finit par découvrir. De ce point de vue, le pire des maîtres est l’Écuyer du chapitre III que Lazarillo est obligé de nourrir en demandant la charité. De fait Lazarillo est contraint par sa pauvreté à échanger ses services contre la nourriture. Ainsi le bon maître est-il celui qui le nourrit et il ne réussit à s’élever dans la société qu’à partir du moment où il rencontre un maître qui le nourrit correctement : c’est « le premier échelon qu’[il] gravit pour atteindre la bonne vie. ». Il peut alors s’acheter un habit correct, modifier ainsi son apparence (voir ce thème) et améliorer sa condition. 

3. Le voyage et l’errance
C’est le thème majeur du picaresque : poussé par la misère le personnage est dès le début du récit poussé à se déplacer pour trouver sa subsistance, presque à la manière des pâtres nomades qui se déplaçaient au gré des saisons. Ainsi, au chapitre I sa mère émigre à Salamanque pour y trouver du travail et de quoi subsister après la disparition de son mari. Il en va de même de l’aveugle errant, qui part d’abord à Tolède car « les gens y sont plus riches et partant plus généreux », puis ensuite du parcours de Lazarillo qui va de ville en ville, au gré de sa fortune.

 

Ce thème du voyage est bien sûr un procédé littéraire puissant qui permet à l’écrivain de jeter avec son personnage un œil dans différents milieux : c’est ainsi qu’avec Lazarillo on voit de l’intérieur la vie d’un mendiant aveugle, plusieurs prêtres, un alguazil (officier de police), un noble pauvre et enfin en filigrane un haut dignitaire de l’Église.

Mais ce thème est aussi une métaphore de la vie : on peut citer pour le rappeler l’exergue du Voyage au bout de la nuit, de Céline, qui résume de manière poétique mais très claire cette dimension : « Notre vie est un voyage / Dans l’hiver et dans la nuit / Nous cherchons notre passage / Dans le ciel où rien ne luit ». On dirait ces quatre vers écrits pour Lazarillo et ses successeurs Picaro, dont le voyage est un effort permanent pour échapper à la fatalité et se construire eux-mêmes en luttant contre des éléments contraires et parfois déchaînés, ce que rappelle aussi l’allégorie de la barque, ou du navire picaresque (voir le document visuel qui sert de Frontispice à La Picara Justina, dans le groupement de texte 1).

 

C’est pour ces raisons que le voyage picaresque se dévoile d’abord comme une errance : comme la barque, le picaro flotte sur l’océan de la nécessité qui le conduit à sa guise et souvent contre sa volonté : les premiers chapitres sont ainsi une suite d’échecs cuisants, Lazarillo va de « Charybe en Scylla » et n’arrive à prendre le dessus sur cette errance qu’à la fin du livre quand le hasard lui donne un maître qui le nourrit correctement, ce qui lui permet de s’acheter un vêtement correct et de s’élever. 

4. L’illusion et l’apparence
Lazarillo semble une illustration de la maxime selon laquelle « il ne faut pas se fier aux apparences », tout en mettant en avant l’idée que l’apparence est essentielle. En effet, au chapitre III, lorsqu’il rencontre l’écuyer, il se fie à sa mine et à son allure avantageuse « par son habit et sa contenance, il me parut être le maître qu’il me fallait » pour le choisir et espère une vie meilleure à son service. Mais l’allure de l’écuyer est une tromperie. L’écuyer garde les apparences mais il est pauvre et affamé et ne peut nourrir Lazarillo. Inversement, le prêtre du chapitre II, qui vit à son aise fait tout pour paraître misérable par avarice car il ne veut pas nourrir son valet !

 

Au chapitre V, dès qu’il le peut, le premier souci de Lazarillo est de s’offrir un costume correct car s’il paraît ce qu’il est : un misérable gueux sans foi ni loi, il ne peut briguer un emploi véritable. Faire illusion, échapper par l’apparence à une condition insatisfaisante est essentiel pour survivre.

Ce jeu sur les apparences renvoie aussi à la tromperie essentielle dans le picaresque car les personnages doivent faire illusion pour survivre. Lazarillo vient d’une famille de voleurs et lui-même doit voler ses maîtres en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes s’il veut manger et survivre : c’est très évident dans les chapitres I et II. 

5. L’éducation
Le thème de l’éducation est très présent dans le second chapitre, en particulier avec l’aveugle qui, parce qu’il est aveugle doit développer doublement les facultés de son esprit pour suppléer à son handicap. Le contrat entre les deux personnages est évident : Lazarillo est le valet, en échange l’aveugle lui transmettra sa sagesse et le « jargon », c’est-à-dire les trucs du métier. Cela commence de manière brutale avec l’épisode du taureau de Salamanque où l’aveugle frappe Lazarillo contre une statue pour lui montrer qu’il ne doit pas croire ce qu’on lui dit. Ensuite il quittera l’aveugle quand celui-ci n’aura plus rien à lui apprendre et qu’il sera devenu plus fin que lui dans l’art de survivre (au taureau de Salamanque répond l’épisode de la colonne de Tolède où Lazarillo surprend à son tour l’aveugle). Ensuite Lazarillo subit avec ses maîtres une série d’épreuves formatrices qui lui permettent d’accéder à un relatif bien être.

 

Le thème de l’éducation est presque consubstanciel à la composition du livre : en effet, le voyage du narrateur est comme une initiation à la vie et à ses détours, dont il donne une image à la fois joyeuse et pessimiste, teintée d’ironie : on apprend la ruse, la tromperie et finalement à vivre cocu ; on découvre que les grands personnages sont des trompeurs et des hypocrites. C’est une éducation à rebours dans laquelle la morale classique est battue en brèche.

 

6. La satire des nobles et des prêtres

 Il s’agit là d’un thème classique et récurrent dans la littérature du Moyen Âge et de la Renaissance, très présent dans le Lazarillo puisque la satire occupe les chapitres II, IV et une partie des chapitres V, VI et VII. Le chapitre II reprend le thème classique des défauts sacerdotaux en montrant un prêtre avare, pique assiette (il se nourrit aux repas d’enterrement), gourmand. Il ne lui manque que la luxure, défaut qui sera suggéré à travers le moine coureur du chapitre IV et bien sûr de l’archiprêtre du chapitre VII qui donne sa maîtresse comme épouse à Lazarillo. Le chapitre V est de facture plus académique, puisqu’il fait la satire d’un marchand de bulles, autrement dit d’un catholique convaincu (par opposition à un protestant) prêt à organiser de faux miracles pour vendre ses bulles. On sent dans ce portrait poindre la critique des catholiques par les protestants, avec la dénonciation des indulgences et des miracles. On a donc là un signe du caractère peut-être érudit de l’auteur.

 

Le chapitre III propose quant à lui une satire classique des nobles, arc boutés sur leur prérogatives nobiliaires alors qu’ils meurent de faim et que le toit de leur maison s’écroule… Une telle figure est récurrente dans la littérature européenne et alimente notamment les récits de mésalliance.

 

[Haut de page]