AUTOUR DE LA LAGUNE
Alexandre Papadiamantis
Niveaux conseillés : 3e et 2nde
En 3e, les apprentissages s'organisent selon trois directions essentielles :
1. La compréhension et la pratique des grandes formes de l'argumentation constituent pour les élèves l'innovation principale. Leur étude associe celle des discours narratif, descriptif et explicatif. Les nouvelles de Papadiamanantis combinent les différentes formes de discours, la visée argumentative étant parfois implicite, ce qui renvoie à un autre des enjeux de la classe de 3e: le décodage des implicites.
2. La deuxième direction concerne l'expression de soi. Celle-ci peut se manifester dans le récit ou l'argumentation, et mettre l'accent sur l'implication et l'engagement (opinion, conviction, émotion), ou au contraire la distanciation et le détachement (objectivité, distance critique, humour). La variété des choix narratifs et énonciatifs qu'offrent les nouvelles de Papadiamantis permet d'aborder au cours de leur étude différentes formes de l'expression de soi.
3. La prise en compte d'autrui, troisième direction, est envisagée à la fois dans sa dimension individuelle (dialogue, débat) et dans sa dimension sociale et culturelle (ouverture aux littératures étrangères, notamment européennes). Or Alexandre Papadiamantis est un de ces auteurs classiques de la littérature européenne, très présent dans les manuels de littérature grecque, mais peu connu en dehors de la sphère d'influence culturelle grecque, et il donne à entendre une voix différente, éloignée des préoccupations et des réalités de nos élèves, qui raconte ce que pouvait être la vie sur une île grecque à la fin du XIXe. L'étrangeté des realia présentées est renforcée par la posture de l'écrivain, dont le regard en surplomb est constamment rappelé au lecteur, soit par le travail stylistique - nombreuses sont les images par exemple - , soit par de fréquentes interventions du narrateur dans le fil du récit, soit par la compassion, l'humour, le sens du tragique ou de l'absurde, dont il fait preuve. La mystique chrétienne, le poids des superstitions, la notion de destin qui imprègnent la plupart des récits n'est pas la moindre des dimensions de ce que peut signifier l'altérité, et c'est une découverte à accompagner chez nos élèves dans le cadre de l'enseignement du fait religieux.
En 2nde, le roman pourra prendre sa place à l'occasion des objets d'étude suivants :
1. Un mouvement littéraire et culturel du XXe: en quoi Papadiamentis incarne-t-il, et dans quelles limites, la déclinaison grecque de ce qu'on a pu appeler en France le régionalisme, le provincialisme, jusque dans ses rapprochements avec l'irrédentisme italien d'un Gabriele d'Annunzio.
2. Le récit : le roman, sa construction, les voix narratives, déclinés ici en un choix de nouvelles variées.
3. Le travail de l'écriture : on abordera les thèmes transversaux dans l'oeuvre de Papadiamantis.
4. Démontrer, convaincre et persuader : on verra quelles peuvent être les intentions d'Alexandre Papadiamantis, l'effet recherché sur le lecteur, le poids de ses interventions et de ses jugements sur le sens de ses nouvelles.

Présentation

L’auteur

Voir le portrait de l’auteur dans la galerie d’images : vous trouverez également dans cette rubrique des images permettant d’illustrer en classe le contexte socio-culturel de la Grèce de l’époque de l’auteur.

1851 : naissance à Skiathos le 3 mars. Il est le fils d’Emmanuel Adamantios, prêtre, et d’Angeliki, de la famille d’Alexandros Maraïtidis, lui-même écrivain puis prêtre à Skiathos.
Il accomplit sa scolarité primaire dans l’île, ainsi que ses deux premières années secondaires, mais termine l’école dans l’île de Skopélos (L’île d’en face…) puis au Pirée, le port d’Athènes.
1874 : il obtient au Vavakio, un lycée d’Athènes, l’ apolytirion, équivalent grec du baccalauréat.
1874 : inscription à la faculté de philosophie d’Athènes. Il ne finira jamais ses études (« tu philosophes comme moi et tu n’arrives à rien » dit le narrateur à un de ses personnages, p. 73). Il rédige sa première Å“uvre poétique, en l’honneur de sa mère. Il reste à Athènes vivant chichement dans les quartiers pauvres.
1879 : début de la publication de son premier roman, L’Emigrée, dans la revue Neologos à Constantinople.
1882 : début de la publication du roman Les Trafiquants des Nations dans le journal Mi Hanese (i-e. don’t vanish)
Il commence son travail de traducteur, notamment de Dostoïevski (1821-1881), avec lequel il partage un mysticisme chrétien intime et opposé aux dérives du clergé.
1884 : début de la publication du roman La Petite Tzigane dans le journal L’Akropolis.
1892-1897 : il travaille régulièrement comme correspondant de ce journal mais gagne difficilement sa vie. En dehors de quelques admirateurs chez ses pairs, il peine à obtenir une reconnaissance plus large, qu’il ne semble pas rechercher.
1902-1904 : premier retour à Skiathos, d’où il publie La Femme assassin.
1908 : hommage à Alexandre Papadiamantis, le 13 mars, et à son Å“uvre, sous l’égide de la princesse Marie Bonaparte, femme de lettres, récemment mariée à Georges de Grèce, second fils du roi Georges 1er de Grèce.
1908 : retour définitif à Skiathos. Une traduction française de la nouvelle L’infanticide est proposée par Pierre Baudry, à Paris.
1911 : atteint de pneumonie, Alexandre Papadiamantis s’éteint le 3 janvier. A cette date, il a rédigé plus de 200 nouvelles.
1912 : la princesse Marie Bonaparte fait le voyage dans l’île pour visiter sa sépulture.
1925 : un monument funéraire orné d’un buste sculpté par Thomas Thomopoulos, artiste néoclassique (1873-1937).
1935 : édition à Paris d’un choix de nouvelles par Octave Merlier, sous le titre: Skiathos, île grecque.

L’Å“uvre d’Alexandre Papadiamantis est de plus en plus reconnue en Grèce, et elle est désormais enseignée. L’aéroport de l’île est même baptisé en hommage à l’illustre écrivain. C’est une revanche sur le peu d’écho que son Å“uvre a longtemps rencontré de son vivant.

1954 : sa maison, qui était celle de son père, est rachetée par l’Etat grec qui en a fait un musée :
http://www.skopelos.net/sporades/papadiamantis.htm
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Voir aussi la bibliographie de l’auteur.

Les nouvelles

1. La publication des nouvelles
La rédaction et la publication des nouvelles s’étend sur presque toute la vie d’écrivain de l’auteur, qui s’est d’abord intéressé au genre romanesque, avant de devenir rapidement un nouvelliste de premier plan. Le choix ici présenté dans cette anthologie, dans l’ordre chronologique, couvre une période qui court de 1887 à 1908.

Plusieurs éléments doivent être pris en compte dans la connaissance du contexte qui entoure la publication de ces nouvelles et qui pèsent sur le sens qu’on pourrait être enclin à leur donner.

Comme le signale le traducteur de cette édition des nouvelles, René Bouchet (cf. documents et supports complémentaires), qui est également l’un des spécialistes d’Alexandre Papadiamantis, l’« Å“uvre de l’écrivain de Skiathos, qui écrivait à une époque soumise, en Grèce, à l’injonction quasiment officielle de donner au public une image de la réalité de ses mÅ“urs, et, en Europe occidentale, au triomphe du naturalisme, a beaucoup souffert de cette identification du récit au réel, et de [l'identification de] son auteur à un médiateur de l’ »âme grecque ». »

Le prisme du nationalisme grec, bien réel, ne doit pas déformer la vision que l’on a de son Å“uvre, et notamment, nier la transfiguration poétique de la réalité, qui est évidente en de nombreux passages des nouvelles, en faisant de Papadiamantis un simple témoin d’une réalité grecque. En effet, s’il incarne à bien des égards un nationalisme grec, on ne saurait réduire l’auteur à cela, de même qu’il serait bien malvenu de faire de Maupassant un défenseur de l’identité normande aux arrière-pensées indépendantistes, sous prétexte qu’il est un de ceux qui ont le mieux rendu compte des realia normandes.

Cette problématique se pose dans les mêmes termes quand il s’agit de réfléchir à la question linguistique grecque et à la diglossie qui fut imposée de 1830 à 1976 en Grèce. La langue de Papadiamantis n’est pas celle qu’on utilise aujourd’hui dans le quotidien en Grèce. A son époque, deux langues coexistent :
- la langue dite démotique, vernaculaire,
- la langue dite savante, katharevousa.

La langue démotique est issue de la koinè grecque, de l’Empire Hellénistique : langue du commerce et des Evangiles, elle est elle-même issue du grec classique par déformation populaire.

Dans le cadre du renouveau nationaliste grec, Adamantios Koraïs (1748-1833), a reconstruit artificiellement une langue dite savante, katharevousa, c’est-à-dire « ayant été épurée » littéralement de ses apports linguistiques exogènes, qu’ils soient dus aux différents contacts entre le grec et les langues des pays où il a été introduit par nécessité commerciale ou politique, ou bien qu’ils soient le résultat des apports francs, vénitiens, turcs, slaves, albanais, anglais, etc. des pays qui ont contrôlé le berceau de la civilisation grecque.

La katharevousa d’Adamantios Koraïs propose systématiquement des équivalents construits sur des racines grecques pour remplacer les mots d’origine étrangère qui y avaient été intégrés.

Ce faisant, il poursuit plusieurs objectifs :
1. Rendre à la diaspora grecque une langue de référence commune alors que les variations linguistiques locales étaient telles qu’elles empêchaient les Grecs de différents pays de se comprendre.
2. Lutter contre la prédominance du clergé « byzantin » dont il estime qu’il est inculte, soumis au pouvoir ottoman (le patriarche de Jérusalem a ainsi appelé les Chrétiens grecs à lutter contre les Français impies au moment de l’équipée bonapartiste égyptienne), et qu’il exerce une mauvaise influence sur la jeunesse grecque dont il a en charge l’éducation. Koraïs qui a vécu une cinquantaine d’années en France était un admirateur de la Révolution française, des premières années du règne de Napoléon et du principe de laïcité combinée avec un renforcement des études classiques en cours de construction dans le modèle éducatif français.
3. Proposer une langue qui incarne le renouveau du projet nationaliste grec, libéral, républicain et pétri de culture classique, à l’instar du mouvement philhellène européen.

 

Son projet réussit et la katharevousa est déclarée langue officielle en 1830. Elle sera longtemps la seule utilisée dans l’administration, l’enseignement, au sein des élites, chez de nombreux écrivains, mais elle ne s’impose pas comme langue populaire et elle est finalement abandonnée comme langue officielle en 1976 au profit de la démotique, deux ans après le retour de la démocratie en Grèce.

Dans ses nouvelles, Papadiamantis utilise les deux langues : la kathéverousa pour la narration, et la démotique dans les dialogues. Le choix de la première est-il idéologique ? Nationaliste ? Une réflexion sur la langue comme vecteur de l’identité grecque, ou comme incarnation de valeurs identitaires semble bien avoir lieu quand on lit dans Fleur de Rivage (p. 249), que le narrateur omniscient préfère le mot père ou maître employé autrefois pour s’adresser à son père, au vocable papa, stigmate étranger récemment introduit. Il y a bien une opposition entre ce qui est autochtone, et ce qui vient de l’étranger, d’un point de vue linguistique, avec l’expression d’un jugement qui prend parti pour l’idiome original. On pourrait faire un parallèle avec le combat contre les anglicismes qui imprègnent la langue française et qui resurgit à chaque fois que le français semble reculer quelque part. Mais pour Papadiamantis, c’est peut-être simplement que les mots père et maître semblent signifier plus de respect à la figure de l’autorité paternelle.

Écrivain de l’insularité, portraitiste des milieux populaires, en décrivant son milieu d’origine, il utilise une langue qui le situe d’emblée hors des siens, l’isole, lui interdit presque d’être lu par ceux dont il parle, comme si écrire avec la kathéverousia était un acte de solitude revendiquée, comme si la posture de l’écrivain, observateur, analyste et remodeleur du réel, devait être celle d’un homme tragiquement à part, ce que sa vie semble confirmer. Il sera question de cette problématique quand on abordera plus loin la posture de l’écrivain (cf. les thèmes plus bas, la partie intitulée « L’art d’écrire : la posture de l’écrivain, entre distance, témoignage et implication »).
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2. Analyse des nouvelles
Voir les résumés analytiques des nouvelles

Banque d’images : vous trouverez dans cette rubrique une série d’images permettant d’illustrer en classe le contexte socio-culturel de la Grèce de l’époque de l’auteur.



3. Les thèmes des nouvelles

a. Thèmes liés au contexte historique et géographique
• Le nationalisme grec
Papadiamantis écrit entre 1879 et 1911, à une époque où la Grèce, une fois indépendante, cherchait à retrouver une extension territoriale qui dépassait celle fixée par des accords internationaux établis sous l’égide des grandes puissances européennes, davantage préoccupées par la stabilité régionale que par la satisfaction des revendications territoriales grecques. Dès le début de la révolution pour l’indépendance, des tensions entre les nouvelles autorités grecques et les pays alliés étaient apparaissent : les Britanniques, par exemple, souhaitant ménager l’Empire Ottoman, pour des questions géostratégiques et commerciales évidentes, alors qu’il était l’empire à abattre pour les nationalistes grecs.

Après la mort de Papadiamantis, ces revendications ont perduré, et des territoires nouveaux ont été rétrocédés, annexés, négociés, obtenus par traité ou repris par des combats. Ces tensions avec les voisins turcs, albanais, macédoniens, bulgares, et avec l’Empire Britannique qui a cédé les îles qu’il possédait en mer ionienne, a pesé dans les choix d’alliance des pays de la région, au moment des conflits régionaux et internationaux comme la guerre de Crimée (1853-1856), les guerres balkaniques (1912-1913), la Première et la Seconde Guerre mondiale.

Ces tensions subsistent encore aujourd’hui autour de la question de Chypre (la plus ancienne des missions d’interposition de l’ONU, entre les Chypriotes grecs et turcs) et celle d’Istanbul, anciennement Byzance puis Constantinople. Les prises de position tranchées de la démocratie grecque en Europe sur la question de l’élargissement de l’Union Européenne aux pays d’Europe centrale ou de la Turquie sont incompréhensibles sans la prise en compte de ce passé récent.

Dans les nouvelles, de nombreux passages font référence aux grandes étapes de l’indépendance grecque : des premières tentatives révolutionnaires pour l’indépendance (celle de 1808, de Nicotsaras et Vlachavas, in Fleur de rivage) aux dernières, dirigées contre les rois étrangers imposés par les puissances « protectrices » (voir dans la chronologie proposée les références précises des passages sus-mentionnés).

On lit par ailleurs que Papadiamantis est fier d’appartenir à cette nation, une fierté assumée dont il évoque les qualités spirituelles dans Les Illuminés, l’“esprit inventif du plus raffiné de tous les peuples”.
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• La Grèce et l’« Occident »
Il cite plusieurs fois Byron, un des plus célèbres philhellènes européens avec Chateaubriand, mais paradoxalement, dans les nouvelles de Papadiamantis, les mentions des anciens ennemis (les Arabes ou les Turcs) sont discrètes, et semblent appartenir à une culture populaire (cf. le masque arabe au carnaval, p. 139), sans enjeux affectifs apparents. La présence pluriséculaire turque ayant imprégné les jeux, la culture vestimentaire ou culinaire, la vie quotidienne, le vocabulaire de la navigation, etc. (cf. Autour de la lagune), l’adversaire, s’il y en a un, semble plutôt s’incarner dans l’Occident, celui de la France, de l’Angleterre, de l’Italie, de la Bavière, de l’Autriche, pays tantôt alliés, tantôt ennemis de la Grèce. Chez certains de ses contemporains grecs, Papadiamantis apparaît comme celui qui a « débarrassé la littérature grecque de l’influence de la littérature française ». Or l’impression doit être nuancée car les liens sont nombreux entre son Å“uvre et celle d’un auteur comme le Flaubert des Trois Contes (sur ce point, voir l’article en ligne de Maria Tsoutsoura, qui détaille l’intertextualité possible entre les romans et nouvelles de Papadiamantis et les auteurs français :
http://www.eens-congress.eu/?main__page=1&main__lang=de&eensCongress_cmd
=showPaper&eensCongress_id=285
)

L’Occident, nommé plusieurs fois comme tel, est celui qui dans les jeux, les habitudes vestimentaires (cf. le fez à pompon), etc. impose un mode de vie moderne, qui détruit l’ancien (cf. La Civilisation au village). L’Occident nie également la culture et les traditions locales, il investit la langue (sur cette question, cf. supra), impose une médecine prétendument plus savante alors qu’elle ne résout rien (cf. Mort d’une fille), et bien que catholique ou protestant, il s’est allié aux Turcs musulmans pendant la guerre de Crimée contre la Russie orthodoxe soutenue par la Grèce. L’Occident, par ses ingérences, empêche aussi les Grecs de résoudre par eux-mêmes les questions qui les préoccupent, si bien que la population de Skiathos espère voir un navire autrichien s’abîmer sur des récifs, au moment du blocus occidental contre la Grèce visant à l’empêcher d’annexer la Crète qui avait pourtant voté massivement pour son indépendance et son rattachement à la Grèce (p. 157).

Sur ces points, l’auteur présente soit le point de vue de la population grecque, qui se précipite au bord du rivage pour espérer avoir la joie de voir le bâtiment militaire s’échouer, soit celui du narrateur dont les interventions condamnent le processus d’acculturation en cours au détriment de la culture locale. Il regrette par exemple cette manie qu’ont les médecins grecs d’aller acheter leur science en Occident (cf. p. 18).

Le lecteur peut légitimement se demander si l’auteur se contente de témoigner du nationalisme grec, ou de le promouvoir, de témoigner du rejet de l’Occident, ou de le renforcer : est-il un simple observateur ou verse-t-il dans le prosélytisme ? Des jugements, des condamnations sont parfois formulés. Tout le problème sera de savoir si les interventions et ces jugements du narrateur, nombreux, reflètent exactement les prises de position de l’auteur, ce qui rend incontournable la réflexion autour du statut de la narration chez Papadiamantis, qu’on examinera plus loin.
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• La religion orthodoxe
On a vu, notamment à l’occasion de la guerre de Crimée mentionnée dans les nouvelles, que la question du rapport entre le christianisme orthodoxe et les autres religions est également présente, liée elle aussi à la question nationaliste et identitaire. Mais c’est de façon plus discrète, sans parti-pris, et s’il mentionne les Juifs de Salonique (voir la galerie d’images), les Gitans, les Chrétiens catholiques, ce n’est pas pour les opposer aux Chrétiens orthodoxes en tant que tels. La Franque de la nouvelle L’Enfant noyé, surnom donné habituellement aux Catholiques, est une voleuse, ce qui en fait un personnage marginal, mais ce n’est pas en tant que catholique qu’elle est stigmatisée : elle ne respecte pas certains interdits, ni certaines règles liées à la coutume, comme celle qui consiste à porter le noir, une fois qu’un mari n’est pas revenu d’une campagne de pêche. Le surnom de Franque pour parler d’une catholique fait référence à la domination des Normands de Sicile sur les îles grecque (cf. la chronologie dans Documents et supports complémentaires) ou aux croisades, ce qui évoque de mauvais souvenirs pour les Grecs (sur cette question, voir les bandes-dessinées proposées dans Pour aller plus loin) mais il n’y a pas chez Papadiamantis de volonté d’opposer une religion à une autre, pour ce qui est, en tout cas, du choix de nouvelles proposées par les éditions Zoé.

Si Papadiamantis mène un combat, c’est plutôt pour que chacun développe une mystique sincère, par devers soi et s’il fait des différences, c’est au sein même de la communauté orthodoxe, en opposant les personnages sincères dans leur foi, et ceux qui s’éloignent des valeurs de charité, ou qui ne respectent pas leurs engagements quand ils sont en charge d’âmes (cf. Les Illuminés où le narrateur excuse ceux qui se tournent vers certaines formes d’hérésie parce qu’ils sont abandonnés par ceux qui devraient s’occuper de leurs besoins spirituels).
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• Ile et insularité
L’île de Skiathos (cf. la galerie d’images) n’est jamais nommée en tant que telle dans les nouvelles. Elle est nommée in absentia dans la mesure où ce qui l’entoure est parfois précisé : à l’Ouest, le mont Pelion (sur le continent) ; l’Eubée au Sud ; l’île de Skopélos à l’Est ; Salonique au nord (voir sur sa situation géographique les documents supplémentaires). Peut-être l’écrivain de Skiathos a-t-il choisi d’éviter la répétition lassante qu’induirait la mention systématique du nom de l’île, dans la mesure où toutes les nouvelles se situent dans le même cadre.

Cette absence du nom de l’île produit plusieurs effets : elle induit l’idée que cet endroit est paradoxalement le centre du monde, qu’il n’a pas besoin d’être nommé puisqu’il a, par définition, un caractère d’évidence qui s’impose au lecteur. L’endroit de ces nouvelles, c’est l’île par définition, celle de l’auteur, Skiathos. Cette interprétation entraînerait le lecteur vers la seule lecture d’une Å“uvre pittoresque, où le folklore prend une certaine importance.

Par ailleurs, et inversement, cela laisse à penser que ce qui se passe sur cette île pourrait arriver dans une autre île. Cette île qu’on ne nomme pas, c’est une île qui pourrait être située ailleurs en Méditerranée. Cette interprétation amène alors le lecteur à lire ces nouvelles avec l’impression qu’elles ont une portée universelle.

Cette question de la localisation en engendre une autre, non résolue : les nouvelles mettent en scène certains des personnages de l’île, les nomment, précisent leur généalogie, leur âge, leurs métiers, leur descendance mais on ne saurait dire s’ils ont effectivement fait partie des 2796 habitants recensés en 1889. Papadiamantis est-il le chroniqueur des gesticulations et des drames des insulaires dont il fait partie, ou bien invente-t-il ces personnages, en s’inspirant plus ou moins de ce qu’il en connaît, mais en y ajoutant son propre univers ?

Ce qui est certain, c’est que l’île et ses 42 km carrés finissent, au fur et à mesure que le lecteur avance dans la lecture des nouvelles, par prendre des contours plus précis. On peut même dessiner une carte de l’île, pour y localiser le lieu des drames et vérifier les indications géographiques en se reportant à une carte de l’île.

Ce qui unit les personnages entre eux, ce n’est pas la construction d’une Å“uvre romanesque englobant chaque histoire, une comédie humaine où tous les personnages seraient plus ou moins liés par des liens familiaux ou professionnels, à la manière de ce qu’on peut observer chez Balzac, Zola, Proust ou Faulkner. En revanche, Papadiamantis crée un univers où ce qui lie les nouvelles entre elles, c’est le lieu où elles se déroulent.

Cet espace se situe entre terre et mer, à l’image de la lagune qui avoisine le principal port de Skiathos : celui-ci n’isole que d’une mince bande de terre un lac composé d’eau saumâtre (cf. Autour de la lagune). Il se compose de collines, et de vallons, creusés par le ravinement, boisés de platanes, de chênes, de châtaigniers, de peupliers, de cyprès. La flore est typique des îles méditerranéennes : grenadiers, églantiers, myrte, amandiers, lilas, arbousiers, ajoncs et près des zones humides, on trouve des violettes, tamaris, roseaux, mousse, osiers, asphodèles, … La flore relève parfois aussi des interventions de l’homme (citronniers, vignes, oliviers, …). Tout cela est très précis et apparaît ici le goût de l’auteur pour des détails de l’habitat populaire, souvent une simple bâtisse de deux pièces, avec un foyer près duquel on s’assoit en tailleur quand on n’a pas de chaise (cf. Le Pain du Christ). La maison est parfois augmentée d’un étage auquel on accède par un escalier extérieur. Souvent, les personnages sont si pauvres qu’ils n’habitent qu’une simple cabane à laquelle il manque parfois un mur (cf. La Victime de l’année) mais dans laquelle on trouve presque toujours une icône qu’on vénère. Quand les héros sont plus fortunés, ce qui est rare, ils ont une maison à plusieurs pièces, agrémentée d’un cour close, d’un jardin, d’un étage à balustrade (Cf. Mort d’une fille).

La campagne est parsemée de moulins, comme celui du vieux Panagiotis (p. 58), d’édifices religieux, de chapelles, de murets où l’on entrepose les pierres qui ne cessent de sortir du sol, de huttes de bergers pour garder les brebis, de cellules de moines en retraite.

Pour autant, même quand ils sont paysans (p. 56) et cultivent par exemple des fèves qui veulent bien pousser sur cette terre, l’essentiel des habitants réside près de la mer, au principal village qui a été réinvesti après la fin des luttes pour l’indépendance, et qui fournit travail, vivres, marchandises et peines. Car c’est là que tout arrive. Et l’auteur y consacre la même attention : on y découvre le produit de la pêche (poulpe, murex, clovisses, patelles, rougets, grondins, gobies) ; on y suit les hommes dans leurs tâches quotidiennes (liées aux métiers de la mer, à la fabrication des différents types de bateaux, brigantins, caïques, barques, felouques, et décrites avec une minutie toute documentaire dans Autour de la Lagune). On y trouve des informations sur le traitement de la pêche, les charpentiers, les ferronniers, les fabricants de clous, les menuisiers, les portefaix (cf. Cacomis), les chaufourniers, et ceux qui profitent des instants où les hommes veulent se détendre, au port, en buvant rhum, raki, sauge et autres boissons fortes, tout en jouant aux cartes (cf. La Civilisation au village).

Voir une représentation de la Flotte de pêche à Naxos, gravure de Woods, d’après Purser (1839) dans la galerie d’images

L’auteur a ici une vision proche de texte d’Hésiode, Les travaux et les Jours, avec un regard plus compassionnel et moins lyrique, dans le traitement qu’il fait de la condition humaine. Car la vie insulaire n’est pas simple. Et chacun semble vouloir s’en échapper : les hommes partent sur le continent ou d’autres îles où la vie paraît plus douce (cf. La Petite Étoile), voire en Amérique (la grande période de l’émigration nord américaine a commencé à partir de la moitié du XIXe siècle et on va y trouver fortune). Parfois, ils partent simplement pour vivre une vie de marin ou de soldat. On pousse les jeunes filles à épouser un homme du continent (cf. Eros héros) parce qu’on espère que la vie y sera meilleure pour elles.

C’est que la vie est trop dure à Skiathos. On y meurt jeune, malnutri, épuisé par le travail ou usé par la boisson, atteint de maladies (la tuberculose, la pneumonie qui tuera Papadiamantis, fièvres, phtisie …). La mort est si courante qu’on oublie en quelques jours un enfant qu’on vient de perdre (cf. La Civilisation au Village). Pour les hommes, c’est souvent la mer et ses pièges qui sont la cause de leurs malheurs : les récifs (comme ceux qu’on appelle les petits nègres), les tempêtes, les naufrages (cf. La Victime de l’année). Selon qu’elle est généreuse ou cruelle, c’est une mère qui berce les hommes comme des enfants (cf. Eros héros), une maîtresse qui les entraîne loin de leurs foyers (cf. L’Enfant noyé), ou bien une marâtre, une garcette, voire un monstre (p.54) qui les maltraite.

On y meurt aussi de désespoir. Quand on est contraint à rester, l’échappatoire est ailleurs et paraît être plus souvent la boisson pour les hommes. Les femmes trouvent généralement du réconfort dans la prière, le contact avec leurs semblables, les prêtres. Chacun trouve refuge où il peut.

Étrangement, pour Papadiamantis, c’est pourtant de l’extérieur de l’île que semble venir une partie des maux dont souffrent ses habitants. Tout en le comprenant, l’auteur paraît réprouver l’attrait qu’exerce l’inconnu chez les jeunes hommes qui s’en vont, et il raconte à quel point ce départ cause des désillusions. Il critique également la plupart de ceux qui sont venus s’installer à Skiathos comme fonctionnaires du jeune État grec, juges, huissiers, télégraphistes, greffiers, instituteurs, douaniers, médecins, incompétents et arrogants (cf. La Civilisation au Village). Il évoque même l’effet corrupteur de ce retour dans une famille quand le fils revient d’Amérique pour mourir dans son île natale (cf. La Destinée venue d’Amérique) : Papadiamantis semble présenter ce retour comme un remède à la souffrance d’un christianisme pur, sincère, charitable, modeste, désintéressé, et qui, nous raconte-t-il dans Les Illuminés, sauve les protagonistes de la déchéance ou de l’échec.
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b. Les thèmes liés aux personnages
• Les faiblesses humaines
S’il ne nous propose pas une large comédie humaine où chaque personnage est relié aux autres dans un vaste réseau savamment construit pour un grand dessein romanesque, Papadiamantis nous offre tout de même un éventail complet des grandeurs et des faiblesses de l’être humain. On rencontre ainsi des hommes incapables de résister à la boisson pour laquelle ils dépensent le peu qu’ils gagnent (cf. Par fierté), ni à l’attrait des cartes, avec les mêmes conséquences : ils dorment alors dehors la tête baignée par les vagues quand ils se sont écroulés ivres morts sur la plage, ils frappent leurs enfants et leurs femmes, les insultent, ne respectent pas les sacrements et blasphèment.

Ils sont capables de profiter d’autrui pour gagner un peu d’argent à ses dépens, voire de le voler (un homme vole son propre frère à l’article de la mort dans La Destinée venue d’Amérique), et abusent de sa faiblesse physique ou morale. Mensonge, moquerie, intimidation, cupidité, lâcheté, et irresponsabilité règnent, même si de temps en temps, un personnage se montre digne de louange (Cf. Eros héros)

Les enfants accumulent les bêtises, manquent de prudence, ce qui leur vaut parfois de mourir (cf. L’Enfant noyé), n’écoutent pas leurs parents et, en grandissant, ils peuvent faire mauvais usage de l’indépendance qu’ils ont acquise. L’amitié dont ils savent parfois faire la preuve est souvent trahie (cf. Autour de la lagune).

Les femmes ne sont pas mieux loties : si elles montrent souvent plus de foi, elles sont capables des pires superstitions, voire de crimes horribles (cf. Le Pain du Christ). On cherche à se débarrasser d’une bru infertile, on persécute sa fille pour être bien vue, on colporte les pires ragots, on commet menus larcins et sorcellerie, on négocie les fiançailles, les mariages, les jeunes filles comme de vulgaires affaires où l’argent compte plus que la dignité humaine. Les belles-mères sont obsédées par l’idée d’avoir une descendance mâle, et elles persécutent leurs brus qui ne leur ont pas donné ce qu’elles espéraient. Naître femme dans ces conditions, ce n’est pas naître sous de bons auspices et c’est même une malédiction au sens propre du terme pour la famille qui accueille en son sein la petite fille qu’il faudra doter confortablement si on veut la placer auprès d’un mari. A tous les mariages, on souhaite un enfant mâle au jeune couple (cf. Les Illuminés) et si c’est une fille qui arrive, c’est que l’un des invités ou des villageois a jeté le mauvais Å“il sur la famille, par jalousie, vengeance ou simple méchanceté, au point qu’on cache aux villageois que des fiançailles se préparent, afin d’éviter que ceux qui voudraient voir cette union échouer n’aient le temps de préparer des malédictions rituelles (cf. Eros Héros). La question du mal se pose quand on l’entend rire de son groin, quand on le sent répondre de l’abîme à une malédiction. (cf. La Victime de l’année)
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• Le poids de la culpabilité
Résulte de tout cela le sentiment de culpabilité, une des clefs de l’Å“uvre de Papadiamantis : ces personnages, dont bien peu ressortent grandis, ont presque tous quelque chose à se reprocher, et, quand ils sont imprégnés de culture chrétienne (ce qui n’est pas le cas de ceux qui viennent du continent, ni d’Athènes), ceux-ci sont pris d’un profond sentiment de culpabilité, qui refait surface au moment où le ciel s’apprête à les punir. On voit émerger chez les insulaires le souvenir d’actions parfois très anciennes qui pourraient expliquer leur punition. C’est ainsi qu’Afendra, dans la nouvelle Les Illuminés, inquiète de ne pas voir son mari revenir de la nuit, songe, dans l’angoisse et la méditation, à la manière dont elle a réussi à épouser son beau mari : elle se disputait avec une autre fiancée, orpheline, qui n’a pas pu remporter la mise, car cette dernière était isolée, sans appui, ni dot.

Ce que sa nuit d’inquiétude apprend à Afendra, ainsi qu’à sa belle mère, c’est qu’elles ont eu tort d’avoir manqué de charité envers l’orpheline et d’avoir été tentées par la magie ou la sorcellerie pour parvenir à leur fin. Pour se racheter, elles comprennent, avec l’aide d’un prêtre, qu’elles devront l’aider à se trouver un mari.

Dans Le Spectre du péché, c’est le narrateur qui retrouve la mémoire vingt ans après une faute commise sur l’île où il vient de revenir, à l’occasion d’une fête religieuse et d’une vision étrange et symbolique. Le lecteur ne saura rien de la nature du péché commis. Ce qui importe ici, c’est la prise de conscience de ce qui a eu lieu, pour tenter ensuite de s’en purifier.

Dans d’autres nouvelles, on assiste au contraire à la naissance de la culpabilité de l’individu, confronté aux effets de mauvais choix dont les conséquences s’avèreront tragiques : la belle-mère qui tente d’assassiner sa bru dans Le Pain du Christ, la mère qui a tué sa fille à coup d’accusations infondées dans La Mort d’une fille, le fils qui a abandonné son père aux risques de la mer déchaînée dans La Victime de l’année. Certains meurent, d’autres se rachètent et trouvent une forme de rédemption, car rien n’est oublié dans le monde décrit par l’auteur. Une sorte de providence divine veille.
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• Religion, superstition, sorcellerie
Alexandre Papadiamantis est fils de prêtre et d’autres membres de sa parentèle ont baigné dans l’univers du christianisme orthodoxe (voir la galerie d’images). Il a lui même été tenté par cette voie et a cultivé une mystique chrétienne qui lui est propre, ce qui, on l’a vu plus haut, l’amène à prendre ses distances avec la religion officielle, à laquelle il reproche d’avoir laissé sans réponse les besoins spirituels d’une population modeste. Il est particulièrement sensible aux manifestations de la foi ou à celles de l’impiété chez ses personnages.

De ce fait, les références à l’omniprésence de la religion orthodoxe sont fréquentes, et pas seulement parce qu’elles font partie du quotidien, mais aussi parce qu’elles participent à une certaine forme de compréhension du monde et d’interprétation du réel.

La présence de nombreux lieux de culte se retrouve dans presque toutes les nouvelles : on y distingue les églises de villages, avec leurs popes qu’on n’écoute pas toujours (cf. Par fierté), les chapelles, parfois abandonnées, ou subitement restaurées sous le coup d’un mouvement de piété populaire, (cf. la chapelle St. Georges, in Autour de la Lagune) et les monastères, qui gardent ici leurs secrets, un peu à la manière de ces monastères interdits aux visiteurs et protégés par leur caractère sacré (ceux du mont Athos, région autonome, réservée au hommes) ou construits sur des sites inaccessibles comme dans dans la région des Météores. Des moines en sortent parfois pour visiter les chapelles, assurer des offices ou partir en retraite à l’occasion de fêtes importantes, comme la Noël ou la fête de la Vierge (en août) qui voient ces lieux désertés et isolés reprendre vie (cf. le prieuré désaffecté investi par des moines errants dans les Illuminés.)

La religion orthodoxe est très présente dans les maisons : nombreux sont les objets, les icônes et la petite veilleuse toujours allumée (cf. La Petite Étoile), les rites de purification, les formules rituelles et les prières qui accompagnent les grandes étapes de la vie (naissance, baptême, fiançailles, mariage, mort). La religion orthodoxe fait aussi partie de la vie quotidienne avec le calendrier des fêtes religieuses innombrables qui rythment l’année (épiphanie, assomption, fête du voile de la vierge, des saints Anargyres, des douze apôtres, etc).

Voir, pour illustrer ce propos, un triptyque de l’école grecque (Musée du Louvre, XIVe siècle)

Pas un bateau n’est mis à l’eau sans avoir été béni par les icônes sorties des monastères ou des églises pour l’occasion (cf. Autour de la lagune), et on se signe trois fois avant de prendre la mer. De multiples gestes sont ainsi destinés à protéger l’individu de l’emprise du diable dont on entend parfois le rire (cf. Sans encens, sans linceul, sans chant funèbre). On chante quand le feu crépite car c’est mauvais signe et si un drap qui séchait tombe sur deux personnes, leur sort est lié. Il n’est pas toujours aisé de savoir où s’arrête la religion et où commence la superstition.

Le langage est également imprégné de cette mystique chrétienne et un enfant qui meurt est emporté par l’ange, euphémisme qu’on peut lire dans La Civilisation au Village. Des faits incompréhensibles, voire miraculeux, se produisent sans que des explications autres que transcendantales ne soient fournies : des lumières vues des seuls initiés, les illuminés, des punitions qui tombent à point pour châtier des pécheurs, des renversements de situation qui dépendent du rapport de l’individu au sacré.

Dans Les Illuminés, le culte religieux orthodoxe se déroule, avec certaines formules liturgiques, dans le prieuré abandonné et réinvesti par des moines voyageurs venus des Cyclades et qui prient devant l’iconostase en cyprès au milieu des candélabres. Ailleurs, le culte orthodoxe se voit clairement concurrencé par des superstitions dont certaines paraissent héritées du paganisme antique et des pratiques de sorcellerie.

Religion, paganisme et sorcellerie sont liés dans l’Antiquité dans la mesure où il s’agit à chaque fois d’établir un lien avec le ou les dieux qui régissent les existences terrestres et célestes, pour obtenir en général aide et protection. Mais une distinction s’est presque toujours faite entre la religion officielle, d’État, dominée par les hommes, et celle des femmes, dont on a rapidement considéré qu’il s’agissait de superstition alors que souvent, elle faisait perdurer des pratiques abandonnées : ce fut le cas quand le panthéon ouranien a supplanté le panthéon chthonien (cette pratique a survécu toutefois dans les pratiques féminines comme le culte d’Hécate, culte lunaire), et plus encore quand le christianisme a supplanté le paganisme. Bien souvent, les femmes qu’on a alors accusées de sorcellerie ne faisaient que continuer à pratiquer des rites païens dont elles pensaient qu’ils correspondaient mieux à leurs besoins, en terme de fécondité, d’amour, de prospérité : comme pour Les Magiciennes de Théocrite ou pour la sorcière Canidia chez Horace, ces cultes offraient des besoins que la religion officielle, préoccupée de maintenir la paix sociale et une domination patriarcale, ne comblaient pas assez.

On retrouve ainsi dans les nouvelles d’Alexandre Papadiamantis un reste de culture païenne : ainsi les fées des eaux portent le nom de Néreïdes, comme les déesses grecques antiques, de petits êtres peuplent les maisons et rappellent les lares antiques, et la nuit est peuplée de spectres, de fantômes, d’âmes errantes qui ressemblent pour lors aux mânes de l’Antiquité. Parce qu’on en a oublié l’origine religieuse, cette culture frise la sorcellerie et elle est essentiellement véhiculée par les femmes : on boit des décoctions fertilisantes dans Le Pain du Christ et on porte des amulettes de gitanes dans le même but. On jette des sorts ou on cherche constamment à les éviter. On cherche à interpréter les signes du ciel, les apparitions de spectres, les bruits étranges, les rêves, etc. Quand on se sent frappé par le mauvais Å“il, on retourne parfois dans le giron de l’église, on prend conseil auprès du pope pour qu’il apporte son aide afin de se débarrasser du mauvais sort, en général par des rites de purification de rachat, ou bien on fait appel à quelqu’un dont les sorts sont plus puissants. Il y a, dans les nouvelles de Papadiamantis, toute une palette d’actes religieux à examiner sous l’angle de l’enseignement du fait religieux, en comparant les approches mystiques avant d’examiner celles du narrateur.

La puissance de la parole est impressionnante et rappelle celle qu’a étudiée Jeanne Favret-Saada dans le bocage normand (in Les Mots, la mort, les sorts, la sorcellerie dans le bocage, Gallimard, 1970, cf. ressources). Il suffit d’une phrase mal formulée, d’un lapsus malheureux pour maudire ou condamner à jamais un bateau (cf. La Victime de l’année, Autour de la Lagune), envoûter un simple objet ou un être humain, même sans intention de le faire. C’est pire si la malédiction a été formulée intentionnellement, comme dans Mort d’une fille. La fille maudite par sa propre mère, qui lui avait annoncé qu’elle pourrait mourir dans les prochains jours sans que cela ne la dérange, ne survit pas au délai fixé, et la science des médecins bavarois n’y peut pas rien. Dans de nombreuses nouvelles, le blasphème, volontaire ou involontaire est puni et dans Sans encens, sans linceul, sans chant funèbre, il n’y a pas d’autre explication donnée à la mort du vieux Frangoulas (lors d’une violente tempête), que son irrespect langagier formulé quelques jours plus tôt, à l’occasion d’un enterrement. On croit même entendre le rire du diable.
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c. Les thèmes liés aux perspectives de l’auteur
• L’art d’écrire : temporalité dans le récit, digressions et portraits
Le recueil de nouvelles offre une assez large palette des talents de nouvellistes d’Alexandre Papadiamantis : c’est d’abord la construction des récits qui frappe par son absence de linéarité. Il y use des procédés de l’ellipse temporelle ou narrative, et l’ordre chronologique des événements n’est jamais l’ordre choisi. Il y a de nombreux retours en arrière, ainsi que des anticipations comme dans Le Pain du Christ. De longues digressions ou interventions du narrateur parfois sans rapport direct à l’histoire, en tout cas en apparence, parsèment les récits (voir notamment la digression très précise sur la construction des bateaux dans Autour de la lagune). Assez souvent, la digression porte sur des realia de l’île, ou sur des précisions concernant la topographie religieuse, un point de l’histoire récente grecque, un événement dont l’île a été le témoin.

Mais c’est que la création des attentes chez le lecteur n’est pas à chercher dans une succession d’actions qu’il faudrait suivre linéairement pour y adhérer sans perdre le fil. Il n’y a que peu d’aventures dans l’île de Skiathos, et s’il y a des péripéties, elles sont à chercher dans les tourments de l’âme des personnages. La Civilisation au Village semble à cet égard emblématique. La nouvelle est assez longue, mais les événements peuvent se résumer ainsi : un homme part au début de la nuit chercher un médecin pour soigner son enfant malade, mais il ne rentre qu’au matin du troquet où il l’a trouvé, pendant que sa femme l’attendait. On enterre l’enfant le lendemain. Comme on le voit, le sel des nouvelles est à chercher ailleurs, dans les tourments psychologiques induits par les situations. En l’occurrence, Théodoria, l’épouse de Stergios, est très inquiète de l’état de son petit dernier car elle a déjà perdu des enfants de maladie. Mais son mari est un homme faible, fatigué, qui n’a pas envie de sortir par ce froid de fin d’année, après une journée de travail pour aller trouver un médecin dont il questionne les capacités. Théodoria doit user de ruses (elle imite la voix de son enfant) pour réveiller et culpabiliser son mari qui accepte finalement de partir à la recherche d’un médecin. Le mari retrouve finalement le médecin au café où ce dernier joue aux cartes. Stergios lui explique la situation mais personne n’a envie de sortir. La neige tombe drue et on joue aux cartes en buvant de l’alcool. On finit par persuader Stergios que la maladie de son enfant n’est pas si grave, qu’il sera bien temps d’y aller plus tard, et qu’il devrait avant tout se réchauffer, boire et jouer avec les autres. Il cède et malgré la vision de son enfant malade, il joue jusqu’à perdre la totalité de l’argent durement gagné la veille. Les habitués du troquet sont satisfaits de gagner.

De temps en temps, on assiste à l’inquiétude de Théodoria, qui fait envoyer des voisins pour aller chercher son mari, car l’état de son enfant empire. Quand on arrive à retrouver Stergios, c’est déjà le matin, et le docteur ne parviendra pas à sauver l’enfant. Le cortège funèbre passera devant le café et les habitués n’exprimeront pas un mot de regret à Stergios, qui portera, à lui seul, le poids de cette culpabilité.

Le ressort dramatique est le suivant : Stergios sera-t-il suffisamment ferme pour accomplir sa mission ? Théodoria verra-t-elle enfin son mari revenir avec le médecin ? L’enfant sera-t-il sauvé ? Toutes ces attentes dérivent des portraits physiques et psychologiques fouillés, celui d’un homme gentil mais faible, celui d’une femme aimante mais inquiète, ceux des habitués insouciants et égoïstes. Les attentes sont renforcées par ces digressions qui aident à la construction dramatique du récit. Papadiamantis s’attarde longuement sur les habitués du troquet (des fonctionnaires de l’État grec), afin de rappeler le peu de considération et de respect qu’ils éprouvent pour un homme comme Stergios. L’auteur insiste sur le caractère surnaturel de la chute de neige qui éloigne Stergios de son objectif initial. Il décrit les cafés et tenanciers du village quand Stergios cherche le médecin. Dans ses descriptions, il nous donne donc beaucoup d’informations qui pourraient apparaître comme des digressions en marge du récit si elles n’étaient pas interprétées comme autant de mises en attente supplémentaires pour le lecteur.

Les précisions qu’il donnent alors sur les lieux, les objets, les vêtements (cf. les habits de mariage, dans Autour de la lagune ; voir aussi la galerie d’images), les métiers ou le culte ne relèvent pas du simple pittoresque, de l’ethnographie comme on a pu le dire, mais d’une construction d’ensemble.
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• L’art d’écrire : la transfiguration poétique du réel
Autre qualité évidente de l’auteur, toujours liée à ses descriptions : la transfiguration poétique de la réalité. Il réinterprète le réel pour le surcharger de significations nouvelles, usant de nombreuses métaphores, de comparaisons à la portée symbolique. Dans sa vision, un paysage de collines devient un corps renversé dont les seins sont un appel à la volupté surtout quand le blé est en herbe comme chez Colette (cf. Autour de la lagune), deux planches disjointes mal clouées sur le flanc d’un navire figurent une bouche entrouverte, une chênaie traversée par une nuit de pleine lune semble converser avec la voie lactée, une lampe à huile symbolise l’union de l’âme et du corps, la mèche allumée figurant l’âme, etc. La précocité enfantine est suggérée par celle de la fleur de l’amandier qui éclot en janvier. La forme, l’originalité et l’effet obtenus par ces images ne sont pas sans rappeler les comparaisons homériques. De temps en temps, c’est toute une allégorie qui surgit sous nos yeux, à la puissance évocatrice forte et symbolique, comme l’allégorie de la danse macabre dans Les Illuminés qui incite à prendre la mesure réelle des ridicules rivalités qui nuisent aux rapports humains (les os sont tous pareils…)

Cette tendance à transfigurer le réel confère à de nombreuses nouvelles une tonalité lyrique qui éloigne en partie l’art de Papadiamantis des mouvements littéraires réalistes et naturalistes, même s’il s’en rapproche par l’acuité de sa vision sociale et l’aspect documentaire de certaines de ses descriptions. Le poète qu’il rêvait d’être à ses débuts (cf. biographie plus haut) reste présent dans ces procédés stylistiques. Parfois, c’est toute une nouvelle qui se transforme en conte symbolique, où il est question de prince et de princesse séparés par la vie mais que l’amour a métamorphosés pour qu’ils puissent se rejoindre (cf. Fleur de Rivage).
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• L’art d’écrire : variété des registres, des tonalités, des univers de référence
Alexandre Papadiamantis puise son inspiration à plusieurs sources : on a déjà parlé de la présence de l’histoire récente de la Grèce, complétée d’allusions au passé plus lointain, aux différents conquérants qui avaient soumis la Grèce.

On a vu également que l’univers de la religion, baigné de mysticisme chrétien, est très présent. De nombreuses citations sont tirées des livres sacrés (cf. chronologie) : les Évangiles, la Bible, et en particulier les Psaumes, les tropaires, recueils de chants orthodoxes, et il rapporte ce que doit le quotidien à la culture chrétienne.

L’univers du quotidien justement et la culture populaire sont présentés avec réalisme, voire de façon documentaire. On découvre nombre de proverbes et dictons :

« la première femme sert de bonne, la seconde est la patronne » in La civilisation ai village. « Elle ne se mouchait pas du coude » (i-e : elle ne se prenait pas pour n’importe qui, dans Mort d’une fille).

Comme on l’a vu plus haut, les informations données au lecteur peuvent être à ce point précises qu’elles ont induit l’idée selon laquelle Papadiamantis pouvait être un auteur réaliste. Il y a chez lui le désir de rendre compte de ce qu’est par exemple un mariage à Skiathos (ce qu’on y mange, qui on y invite, les rites qu’on y pratique, les paroles qu’on y prononce). De fait il y a bien une dimension ethnographique à prendre en compte. (cf. Eros héros, Mort d’une fille). Cet univers du quotidien est de préférence celui des petites gens et l’auteur ne s’intéresse que peu aux familles de notables (cf. le personnage auquel s’adresse Autour de la lagune, ou Fleur de rivage, Mort d’un fille). Il s’attarde même sur ce qui habituellement intéresse peu les écrivains classiques et a investi le chant littéraire depuis le Romantisme et le Naturalisme : l’univers de l’enfance, ses jeux, ses comptines (cf. Les Illuminés), ses émotions, l’apprentissage de l’amour, de l’amitié, de la réalité. Il explore la souffrance féminine, préoccupée du sort de ses enfants, obsédée par l’avenir et la sécurité matérielle, écrasée par les responsabilités et la solitude, n’ayant que peu à attendre des maris, des belles familles ou de ses propres enfants (cf. Le Pain du Christ, Par fierté).

Il ne se contente pas de la culture populaire, et il y ajoute la culture classique, les références aux grands textes de Sophocle, Euripide, Aristophane, Homère, dont les citations sont indiquées dans la chronologie et dont il imite parfois le style. Il fait référence aux dieux et aux divinités antiques (cf. Eros Héros), comme Protée, à ce qu’il reste des constructions des anciens (cf. la jetée antique in Autour de la Lagune) et on a rappelé plus haut que ces superstitions étaient liées au paganisme. Il complète ces références classiques de références modernes, puisées chez des auteurs qui constituent son univers personnel, comme Byron qui incarne le soutien du mouvement philhellène au nationalisme grec, ou l’écossais Robert Burns, le poète paysan, un autre Hésiode, écossais cette fois.

Les tonalités utilisées varient selon les nouvelles, et parfois même au sein d’une même nouvelle. Autour de la lagune en est un parfait exemple : tonalité lyrique et élégiaque dominent dans les descriptions des paysages où le narrateur révèle le profond attachement qu’il éprouve pour cette île et ses contours. Ces tonalités sont présentes encore dans la narration de la naissance de l’amour et dans les différentes manifestations d’amitié entre adultes et enfants qui sont décrites.

Mais ces passages sont entrecoupés de moment plus didactiques, documentaires, centrés sur les realia : les métiers, les objets, notamment sur le chantier naval.

On découvre en même temps des passages comiques, racontant les excès caractériels des personnages, comme Loukas qui tire sur tout ce qui menace sa concession de pêche, voire sur tout ce qui s’en approche dans un périmètre assez vaste. On découvre les moqueries dont chacun sait faire preuve à l’égard d’autrui, les maladresses des ouvriers et des marins qui se trompent dans les formules rituelles et en arrivent à l’inverse du résultat espéré, les curieux inutiles qui commentent ou parasitent le travail à l’image des pique-assiettes qui hantent les mariages et les fêtes (voir la galerie d’images) dans d’autres nouvelles (Cf. le capitaine d’Eros héros).

Puis, peu à peu, c’est une autre tonalité qui se fait jour, clef de la mélancolie qu’affichera le narrateur à la toute fin de la nouvelle : “tu philosophes comme moi et tu n’arrives à rien”. Peu à peu émerge le pathétique de la situation : l’amoureux de Polymnia, le personnage auquel s’adresse le narrateur, est pataud, poussif, trop bien élevé et n’arrive pas à impressionner la jeune fille qui hante ses pensées. On sent progressivement qu’elle lui échappe. La rivalité amoureuse qu’il entretient malheureusement avec son ami Christodoulis, une lumière dans son existence un peu terne, le prive également peu à peu de l’amitié de ce dernier. On en arrive à une situation qu’on pouvait deviner, inévitable, tragique : les espérances des uns et des autres ont été trompées, les liens ont été rompus, chacun a été séparé par des destins contraires et inconciliables, en Amérique ou dans la mort, et il ne reste plus sur l’île que le narrateur et son interlocuteur, unis par un même sentiment d’échec et d’absurdité.

Toutes les nouvelles connaissent ces variations de tonalité de plus ou moins grande ampleur. En revanche, on ne rencontre jamais des passages à la tonalité épique, à la manière d’Homère, où l’homme saurait dépasser ses propres limites pour fleurter avec la toute puissance des dieux, pour inverser le cours du destin. Tout porte à croire au contraire que le regard de Papadiamantis est profondément humain, marqué par la réalité et le fruit de ses observations, auxquelles il ajoute cependant les réflexions qu’elles lui inspirent, introduites dans les récits par le biais des interventions du narrateur ou par la bouche de ses personnages. Et elles sont nombreuses, ce qui nous conduit à nous interroger sur la place et le rôle de l’écrivain dans ce petit monde insulaire.
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• L’art d’écrire : la posture de l’écrivain, entre distance, témoignage et implication
Quel est le narrateur des nouvelles ? C’est généralement un narrateur omniscient, doué de l’ubiquité spatiale, qui lui permet de suivre différents personnages en plusieurs endroits à la fois, et de changer de point de vue : on passe fréquemment d’un personnage à un autre, surtout quand c’est celui qu’on attend chez lui par exemple, afin de découvrir enfin ce qu’il devient, pour le quitter ensuite et retrouver son épouse qui s’inquiète toujours (cf. Les Illuminés). Il est également doué d’ubiquité temporelle, remontant dans le passé des ses personnages, anticipant sur la suite des événements (Cf. Le Pain du Christ où le narrateur annonce le crime que va commettre la belle-mère) ou faisant l’ellipse de nombreuses années.

Il réduit le champ de ce qui est donné à connaître au lecteur en utilisant la focalisation interne, par exemple sous forme d’un long monologue intérieur, dans Eros Héros, où le jeune marin se demande longuement s’il ne va pas empêcher par tous les moyens possibles, même les pires, le mariage de celle qu’il aime avec un autre. Ces moments de focalisation interne sont importants dans la coloration tragique ou pathétique de la tonalité des nouvelles car elles sont représentatives du fait que chez Papadiamantis, les personnages ne maîtrisent pas l’ensemble des informations nécessaires, manquent de recul pour réfléchir à la condition humaine, sont le jouet de situations qui leur échappent.

Très souvent, le narrateur intervient pour commenter ce qui vient de se passer, voire pour proposer un sens à son histoire. Il est donc intéressant de savoir si celui qui dit « je » est aussi l’auteur, de façon plus ou moins autobiographique, où si c’est un « je » faussement autobiographique.

De fait, il existe une réelle dimension autobiographique dans ces nouvelles, dans la mesure où les paysages décrits, la topographie et les réalités économiques et sociales sont conformes à la réalité de l’île. De plus, le narrateur mentionne plusieurs fois son départ de l’île ainsi que son retour, ce qui est conforme aux va-et-vient qu’il a effectués entre l’île et le continent (cf. Le Spectre du péché). Quant à ce narrateur philosophe qui semble considérer cette activité comme dérisoire et improductive et qui fait preuve d’un christianisme sincère, comment ne pas le rapprocher du parcours de l’auteur, de son histoire et des ses préoccupations manifestes ?

Plusieurs indices nous poussent tout de même à la prudence : dans une des nouvelles où le narrateur évoque son retour, Le Spectre du péché, l’auteur annonce, à la fin, que la nouvelle est constituée de notes laissées par un ami et qu’il a reproduites telles quelles. Vérité ou procédé classique chez les nouvellistes d’authentification des faits ?

Dans l’ultime nouvelle présentée dans le recueil, La Petite étoile, le narrateur est un personnage impliqué dans l’histoire, auquel s’adresse le personnage principal, qui l’appelle cousin et qui connaîtrait un de ses oncles. Encore une fois, ce narrateur revient dans l’île après un long séjour et on songe à cet ultime retour, celui auquel Papadiamantis ne survivra pas en 1908. Il rapporte qu’il est touché par le changement qui a eu lieu chez la fille de son héros, qui est devenue une beauté pure, une jeune femme. Ces détails indiquent qu’il est parti plusieurs années, ce qui là encore correspondrait à des indications biographiques.

Mais son héros le nomme Alexis, et non pas Alexandros. Les deux prénoms sont proches, de même racine, certes (littéralement : le couronné, celui qui a été choisi, distingué) mais pas identiques. Peut-être devons considérer qu’il s’agit ici de la distance nécessaire qui existe entre l’auteur et son narrateur, à la fois proche et distinct, ce qui nous invite à rester prudent quant aux interprétations à donner aux messages véhiculés par les nouvelles et sur la nature de l’implication de Papadiamantis dans son Å“uvre.
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Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater qu’il y a bien une posture critique : on a déjà vu comment le choix de la transfiguration poétique, comme celui de l’utilisation d’une langue autre que celle du peuple pour écrire ses nouvelles, révélait dans le projet de Papadiamantis une mise à distance de l’objet de l’observation (paysages, hommes et destinées) et le narrateur omniscient se place par définition en position de surplomb. Il faut ajouter à cette mise à distance l’expression régulière de jugements, positifs ou négatifs, émis par le narrateur et pas seulement par ses personnages.

 

La critique sociale : les fonctionnaires débarqués d’Athènes sont incompétents, sans valeur morale, et leurs jeux, leurs habitudes au troquet entraînent nombre d’insulaires dans la déchéance (cf. La Civilisation au village). Les médecins bavarois ne savent jamais soigner les maladies de l’île. Les décisions prises par les élus pour aider une bourgade sont prises à des fins intéressées. La bureaucratie de l’État empêche les gens de travailler plutôt qu’elle ne les aide (cf. Eros Héros). Par ailleurs, les notables, quand ils existent, se montrent arrogants (parfois à leur dépens comme dans L’Enfant noyé), peu sensibles aux souffrances des petites gens : ils exploitent leur misère, à l’occasion des mariages par exemple, où l’on assiste à des « achats » d’épouse. Le clergé n’est pas épargné et le narrateur, on l’a vu, regrette qu’il délaisse les besoins spirituels des petites gens, et se montre plus intéressé par l’argent et les notables que par la foi (cf. La Petite Étoile où l’on apprend qu’il faut verser simplement de l’argent à l’évèque pour devenir diacre). Ce sont les pauvres moines ou mieux encore, les actes religieux autonomes et intimes des habitants de l’île qui trouvent grâce aux yeux de l’auteur. En effet, dans Les Illuminés et dans Eros Héros, le personnage renonçant à son désir de vengeance, fait preuve d’un amour pur, chrétien, véritable, emblématique des personnages positifs des nouvelles, lesquels ont parfois hésité sur le chemin à prendre mais ne se sont finalement pas trompés et ont su se racheter.

La critique de mÅ“urs : le narrateur se montre sévère envers les comportements coupables des insulaires. On a déjà évoqué les ravages de la boisson, de l’argent, des ragots qui sont pour lui un fléau, et il compare ces femmes qui les écoutent à des égouts collecteurs (cf. Les Illuminés). Il regrette que les familles se déchirent entre elles (surtout entre belles familles) et il condamne fermement le fait que le notable, dans Mort d’une fille, fasse cohabiter des parents par alliance. C’était un échec assuré. Il critique le goût des habitants de l’île pour les procédures judiciaires (p. 100). Ajoutons, ce qui confirme une certaine approche misogyne, qu’il se moque de la capacité des femmes à extrapoler. Ailleurs, il regrette qu’on abandonne les costumes traditionnels pour la mode occidentale, qui ne cache plus les cheveux des femmes et les expose à la convoitise des hommes. Ainsi, dans la nouvelle La Destinée venue d’Amérique, il raconte comment un fiancé change d’avis et de promise en ayant simplement pu voir les cheveux sans voile de la sÅ“ur de sa fiancée initiale.

La critique des superstitions est plus délicate à définir car s’il semble condamner les actes d’envoûtement, de malédiction, de mauvais Å“il, d’ensorcellement, il laisse à penser, plusieurs fois, qu’ils ne sont pas sans effets. Ce n’est pas dans l’esprit des Lumières qu’il les critique car cela consisterait à les considérer comme des croyances sans rapport avec la réalité. Or, au contraire, ces actes apparaissent comme de mauvaises pratiques d’un pouvoir bien réel. Il y aurait une réalité du mauvais sort, et parmi ceux qui n’y prêtent pas assez attention, certains ont à le regretter, dit-il dans Autour de la lagune.

A ceux qui ne comprennent pas comment Dieu a pu laisser mourir une jeune femme qui était bonne et pieuse dans Mort d’une fille alors que sa mère, qui l’a tuée par sa malédiction proférée, ne semble pas avoir été punie, il répond dans une intervention directement adressée au lecteur que la jeune femme a été appelée sans souffrance vers un monde meilleur, tandis que la mère, passée sous la responsabilité de sa bru, a souffert du poids du remords, de la solitude et a obtenu une forme de rédemption.

A ceux qui émettraient des doutes quant à la véracité de cette histoire, il rappelle qu’il l’a racontée comme elle s’est passée et qu’il a respecté les indications de temps dont il disposait.

La mise en évidence du concept de destin et de providence divine : outre l’attachement à l’identité grecque, qui passe par le souvenir de la lutte pour l’indépendance, par l’utilisation de la Kathavérousia en même temps que la langue du peuple, ou par le rappel de ce que cette identité doit à l’orthodoxie, il est une notion fondamentale qui éclaire une bonne partie de la posture d’écrivain de Papadiamantis, tout comme le sens qu’il convient de donner à nombre de ses nouvelles et dont il défend l’idée. Il est question d’un destin, qui de temps en temps, prend la forme de la fatalité, à laquelle on échappe pas : la mort en mer, les effets d’un péché ancien, une malédiction qui nous poursuit.

Ce destin n’est pas toujours lié à la providence divine, comme dans Autour de la lagune où il commente la reconstruction d’un navire par un homme qui vient d’en perdre un avec deux de ses fils noyés.

« l’homme qui reconstruit un bateau après en avoir perdu un emporté par les flots avec ses deux fils obéit à l’empire de la nécessité et des habitudes sur les choses humaines. »

Il faut bien que la vie continue. Mais parfois, un dessein semble apparaître à travers les mésaventures dont sont victimes les insulaires, souvent liées au poids d’une culpabilité enfouie depuis longtemps. Le narrateur nous invite à penser que si certains des insulaires ont à souffrir, c’est qu’ils ont péché, parfois sans en avoir bien conscience, et peuvent se racheter ou se purifier par l’expression d’une foi sincère. C’est le propos de la nouvelle Les Illuminés, qui instille un peu de l’espoir rendu possible chez les habitants de Skiathos par la croyance en la providence divine. Et il faut se méfier car le Mal n’est jamais bien loin. Il entache la blancheur pure de la vision du narrateur dans le Spectre du péché d’un tache noire. Il rit en accueillant, dans l’abîme, le blasphémateur de Sans encens, sans linceul, sans oraison funèbre. Il suffit d’un mot.

L’imprégnation de cette notion de destin dans l’île est telle qu’elle se retrouve dans des expressions toutes faites : rencontrer sa destinée par exemple, c’est rencontrer sa mort, son mari, ou son bonheur. Elle rappelle, à bien des égards, le poids qu’elle avait dans la mythologie grecque, où les héros tragiques s’agitaient sans succès pour échapper à un destin écrit à l’avance, ou bien, tel Å’dipe, accomplissaient leur destin par le fait même d’avoir tenté y échapper. La cruauté de certaines nouvelles, comme La Destinée venue d’Amérique, qui se termine sans que la providence divine ait frappé ceux qui se sont rendus coupables de cupidité, de vol, de mensonge, de négligence à l’égard d’un des leurs rentrés au pays pour les sauver avec l’argent gagné en Amérique, est atténuée par la quasi-certitude acquise par le lecteur de Papadiamantis qu’un jour où l’autre, le poids de la culpabilité, ajouté à celui de la providence divine fera que chacun d’entre eux rencontrera sa destinée, s’il n’a pas eu l’occasion de se racheter auparavant.

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