Présentation
L’auteur
1. Liviu Rebreanu (1885-1944), le père du roman moderne roumain
La vie et l’oeuvre de Liviu Rebreanu, né en à TîrliÅŸna, petit village près de Cluj (aujourd’hui en Roumanie), sont inséparables de la situation géopolitique de la Transylvanie d’alors, encore sous domination hongroise.
Comme sa région d’origine, Liviu Rebreanu se trouve au carrefour de multiples influences linguistiques, religieuses, ethniques et le fait que « rebra » signifie « frontière » en roumain n’est alors peut-être pas une coïncidence.
L’histoire de ce grand romancier, souvent considéré comme le père du roman moderne en Roumanie, connaît en effet toutes les complexités de sa région d’origine, et plus largement des Balkans aux XIX et Xxe siècles, aux frontières mouvantes et âprement disputées.
Né dans un foyer de 14 enfants, dont le père est instituteur, il rêve d’une carrière de médecin.
C’est cependant à l’académie militaire de Budapest – qui lui offre une bourse – qu’il entre, les études coûtant trop cher pour être prises en charge par sa famille. Il en sortira sous-lieutenant d’infanterie mais démissionnera en 1908.
Il traverse alors de manière illégale les Alpes transylvaines et arrive en Roumanie, à Bucarest pour se consacrer à sa passion des Lettres. Il a alors 24 ans et travaille à de multiples tâches pour gagner sa vie, il collabore au milieu littéraire, en particulier au travers de revues.
2. Un écrivain dans la guerre
Pendant la Première Guerre mondiale, il continue à publier des nouvelles, cependant ses origines [transylvaines] le rendent suspect à la fois aux yeux des Alliés et des partisans des Empires centraux qui le considèrent comme déserteur. Il est emprisonné par les Allemands, s’échappe, est pris pour un Autrichien et un espion.
Il apprend surtout que son frère, qui se battait dans les armées austro-hongroises, a été pendu comme déserteur.
En 1919, il revient à Bucarest et devient directeur de collection chez l’éditeur Steinberg. Ces années d’après-guerre marquent une période féconde de création littéraire : il fait jouer sa pièce Cuadrilul (« Le Quadrille ») au théâtre de Bucarest. Surtout, en 1920, il publie Ion, une vaste fresque qui décrit l’existence rurale en Transylvanie sous la domination hongroise. L’ouvrage, unanimement célébré, lui apporte le succès (le roman obtient le grand prix de la Société des écrivains roumains, dont Liviu Rebreanu sera ensuite président, de 1940 à 1944) et reste encore aujourd’hui considéré comme son chef d’oeuvre.
En 1922 viendra La Forêt des pendus, roman psychologique qui plonge le lecteur dans les pensées et tourments d’Apostol Bologa, dont les certitudes sont mises à rude épreuve par la guerre.
Ces années d’entre-deux guerres sont aussi celles de la reconnaissance : Liviu Rebreanu devient directeur du Théâtre national en 1928, et continue à écrire de nombreux romans, dont L’insurrection, autre roman majeur dépeignant le monde paysan.
En 1939, Liviu Rebreanu est élu membre de l’Académie Roumaine.
En 1944, l’écrivain, atteint d’un cancer de la gorge, s’est donné la mort à Valea Mare ; romancier aux thèmes forts, il reste le grand peintre de la Roumanie, et en particulier de sa population rurale qu’il a saisie au travers de fresques magistrales.
Œuvre et thèmes
1. La question de la liberté et de la place de l’homme dans le monde
On l’a vu, l’œuvre romanesque de Liviu Rebreanu est très profondément liée à l’histoire personnelle de l’auteur, et surtout au destin si particulier des nations en devenir de l’Europe centrale, encore sous domination austro-hongroise au début du Xxe siècle.
La Forêt des pendus ne fait pas exception à la règle, bien au contraire : ce roman est sans doute le plus largement inspiré de la biographie de l’auteur, et en particulier de la mort de son frère, pendu comme le personnage principal, Apostol Bologa, pour trahison envers l’armée.
Pour comprendre l’action et les débats qui agitent le personnage principal, il est donc absolument nécessaire de connaître – ne serait-ce qu’un minimum – la situation géopolitique dans les Balkans à l’aube de la Première Guerre mondiale (voir Documents et supports complémentaires).
Le texte de Liviu Rebreanu, riche et dense, est l’occasion de travailler en transversalité sur des points précis du programme (particulièrement en 1ère, en histoire-géographie) et de faire comprendre combien la littérature est aussi une caisse de résonance des grandes questions et des débats qui agitent le monde.
Le personnage principal – l’officier Apostol Bologa – tiraillé entre son devoir de soldat de l’Empire et sa conscience nationale, s’éveille à des pensées et sentiments contradictoires, s’interroge, s’éprend, remet en cause, hésite…
Ce faisant, il se débat avec des questions philosophiques majeures : Qu’est-ce que la liberté ? Est–on libre ? Qui est mon frère ? Qu’est-ce que le devoir pour un homme ? L’Etat est-il un intérêt supérieur qui demande qu’on lui sacrifie tout ?
Toutes ces questions se posent – avec une acuité particulière en temps de guerre – mais dépassent évidemment ce contexte pour se poser à chacun tout au long de sa vie.
Pour cette raison, si l’on recommandera plutôt l’étude de La Forêt des pendus à des classes à « bon profil », le plus important reste peut-être que ces classes soient curieuses. La Forêt des pendus est un roman puissant, qui parle du monde et de la façon dont chacun essaie de l’habiter à sa manière. De ce fait, elle éveille des questionnements présents chez chacun (et particulièrement, peut-être, à l’adolescence).
D’un point de vue plus directement pragmatique et pédagogique, l’ouvrage offre aussi de très nombreux angles d’attaque pour l’épreuve du baccalauréat : outre les lectures analytiques ou les groupements de textes, classiques, il permet de s’interroger sur la notion de tragique, et de revoir certains points importants d’analyse littéraire (narration, focalisation…)
2. Résumé et structure de l’œuvre
[Ces éléments permettent de préparer les séances n° 3 et 8 de la séquence pédagogique proposée.
Par souci de concision, nous sommes allés « au plus court » laissant de côté de nombreux épisodes importants du texte. Il est impossible de résumer efficacement le texte sans l’amputer et, bien entendu, ce résumé ne peut prétendre remplacer une lecture fine.]
La Forêt des pendus est un livre dense, qui se compose de quatre livres de taille inégale, le dernier étant beaucoup plus court que les trois autres (une cinquantaine de pages contre une centaine en général) et insistant sur le resserrement du temps à l’heure où la mort se profile.
Livre I ( 11 chapitres)
Ce premier livre recouvre une période temporelle courte – un peu plus d’une semaine – mais la narration laisse place à une importante analepse (flash-back) qui nous plonge dans l’enfance et l’adolescence d’Apostol Bologa, retraçant l’itinéraire du jeune homme (de son éducation à la perte de la foi, des études à la décision de s’engager sous la bannière hongroise) et l’inscrivant dans son contexte historique.
L’action se déroule sur le front russe, pendant la Première Guerre mondiale.
Le livre I s’ouvre sur la préparation de la potence qui va servir à l’exécution de Svoboda, lieutenant tchèque accusé de trahison.
C’est l’occasion de faire connaissance avec le personnage principal, Apostol Bologa, qui a siégé à la cour martiale et a voté la mort du soldat. Un autre personnage d’importance est présenté : le capitaine Klapka, lui-même tenté par la désertion, et qui dévoilera dans une confession à Apostol Bologa comment il a abandonné à leur sort ses compagnons arrêtés, assistant même à leur pendaison pour mieux se disculper.
Depuis ce jour le hantent les visions atroces et récurrentes de « la forêt des pendus ».
Le livre premier est l’occasion de nombreuses discussions et prises de position entre soldats au sujet de la guerre, du devoir, de la valeur d’une vie d’homme.
Bologa, qui a jusqu’alors fondé sa vie sur des critères de soumission à la raison, est pourtant ébranlé et commence à remettre en cause le bien-fondé de la guerre et de son combat.
Une nouvelle conception de la vie s’ébauche pour lui [« Qu’est-ce que j’ai pu être ridicule avec ma conception de la vie ! Comment ne me suis-je pas rendu compte qu’une stupide formule ne peut pas se mesurer avec la vie ? » p. 74 // « Il se disait maintenant que toute vie naissait du cœur et que, sans le cœur, le cerveau ne serait qu’un pauvre petit tas de cellules mortes » p. 77]
C’est au moment où sa loyauté envers la Hongrie chancelle et où ses attaches « nationales » lui apparaissent plus chères que jamais qu’il apprend le départ prochain pour le front roumain : Bologa va donc se retrouver à combattre les « siens ». Cette situation lui paraît insoutenable et il décide de s’y soustraire par tous les moyens possibles.
Un événement inattendu, l’attaque russe sur les positions hongroises, l’empêche de passer à l’acte : grièvement blessé, il se retrouve évacué et envoyé à l’hôpital.
Livre II (10 chapitres)
Le livre II est celui qui recouvre la plus longue période temporelle : un peu plus de six mois, mais avec de nombreuses ellipses (cinq mois d’hôpital, dont seul le dernier est relaté – quelques jours à Lounca, et un mois de permission à Parva).
Ce livre s’ouvre sur l’hôpital où Apostol Bologa est en convalescence après l’attaque russe.
Une ellipse de 4 mois a eu lieu depuis cet événement, et Bologa – ainsi que l’officier Varga – presque « rétablis » vont repartir se battre.
Dans le train qui les emmène, les deux hommes retrouvent le général Karg qui a décidé de donner satisfaction à Apostol Bologa : celui-ci avait sollicité de lui de ne pas partir sur le front roumain. Alors que cette demande avait fait naître mépris et fureur de la part du général, il a finalement choisi d’accéder au désir du lieutenant.
Mais Apostol a désormais changé de position : il ne veut plus fuir la situation mais se rendre sur le front roumain pour passer à l’ennemi. Lors d’une discussion, il dévoile ces intentions à Varga qui est atterré et jure de ne lui faire aucun cadeau en cas de désertion [« Moi, je t’arrêterais et je te ferais même fusiller si tu tentais de résister, malgré notre amitié. » p. 131]
Finalement, Apostol Bologa est affecté à la colonne des munitions pour éviter d’être envoyé au front.
Le protagoniste s’installe alors dans le petit village de Lounca. Il loge chez le fossoyeur Paul Vidor et sa fille Ilona, qui ne le laisse pas indifférent. Dès son arrivée, il part cependant faire des repérages sur la ligne de front afin de mettre au point son passage en Roumanie.
Cependant, et pour la seconde fois, un imprévu vient contrecarrer ses projets : pris d’une forte fièvre, il est terrassé par la maladie, et soigné par Ilona.
Le médecin ordonne alors un mois de permission et Apostol Bologa repart dans sa ville natale de Parva afin de prendre du repos.
Là, il rompt ses fiançailles avec Marta et le changement amorcé dans sa conception de la vie se poursuit : l’amour et Dieu lui apparaissent maintenant comme les seuls moteurs de la vie. [« Mon âme a retrouvé Dieu » p. 208]
Livre III (8 chapitres)
Dans le livre III, le rythme semble s’accélérer : en moins de deux semaines, les événements se précipitent dans la vie du personnage principal de retour à Lounca.
Le retour à Lounca est presque entièrement dominé par la figure d’Ilona.
La petite paysanne qui a hanté les pensées d’Apostol Bologa durant sa permission est présente avec toute la force de vie et de désir qu’elle suscite.
Après le premier baiser, c’est la première nuit et la décision d’Apostol Bologa de l’épouser.
Cette décision, qui apparaît incongrue à beaucoup, se déroule sur fond de semaine pascale, ce qui ne souligne que mieux la thématique de la renaissance que vit Apostol Bologa : il entre de plain pied dans une nouvelle phase de son existence et connaît un court bonheur sans faille avant d’être convoqué pour siéger à la cour martiale.
Mais soutenir à nouveau cette épreuve paraît impossible à Bologa et il décide de passer la ligne de front.
Il est arrêté par Varga et remis aux autorités.
Livre IV (8 chapitres)
Le quatrième livre est le plus court : quelques jours (avec de nombreuses ellipses) qui se précipitent vers l’issue fatale : la pendaison.
L’espace se rétrécit et les dimensions de l’« action » sont avant tout psychologiques.
Amené au quartier général, Bologa est fouillé. Déjà considéré comme suspect de part son attitude changeante et déroutante, il est arrêté en possession de la carte des positions hongroises sur la ligne de front.
Cette carte, saisie par Bologa sans raison véritable, dans une impulsion presque incompréhensible, le désigne comme déserteur mais surtout traître à la patrie : la mort ne sera donc pas la fusillade mais la pendaison.
Retenu en réclusion avant son procès, il reçoit des visites d’Ilona, et surtout de Klapka qui s’est proposé de le défendre pour lui éviter la mort, en regard de ses nombreux faits d’armes.
Mais Bologa, désemparé, et même s’il ressent un immense désir de vivre, semble étranger au drame qui se déroule et dont il est l’acteur principal.
Sans même vraiment comprendre le déroulement des choses, il est condamné à mort et pendu.
3. Une composition circulaire
L’étude de la structure du récit met en valeur de nombreux thèmes intéressants : il y a avant tout le retour de motifs et de personnages qui ne cessent de hanter le texte.
Le premier de ces motifs est, bien entendu, la présence des pendus puisque la scène qui ouvre et ferme le texte est une scène de pendaison, et que la description de Bologa qui termine le livre est directement construite en rappel à la scène inaugurale (même description, en particulier, du regard de l’homme pendu).
Entre les deux scènes, tout le parcours d’Apostol Bologa, ses errances, ses changements, ses remises en cause qui font de La Forêt des pendus un texte qui a également des liens avec le roman d’apprentissage (mais aucune leçon ne peut être tirée, la fin du texte, loin d’être l’avènement d’un destin choisi, laisse l’impression d’un humain ballotté par les circonstances extérieures).
La place du hasard, qui suscite aussi des réflexions sur la liberté, est un autre thème majeur, qui amène également à s’intéresser au tragique.
De manière plus large, le livre – qui tient à la fois de la littérature de guerre et du roman psychologique,- pose la question de l’homme dans la guerre et ses questions récurrentes (dont celle de l’« héroïsme » et des nationalismes, du sentiment d’appartenance nationale, si importantes à l’époque en Europe.)