LE GUÉPARD
Giuseppe Tomasi di Lampedusa
Niveaux conseillés : 2nde, 1re, Tale
Le Guépard de Tomasi di Lampedusa apparaît pour la session 2007-2009 au programme de l'épreuve de Lettres de Tale Littéraire. Cet objet d'étude s'inscrit dans le domaine de la littérature contemporaine abordée par le biais d'une oeuvre étrangère (en traduction). On proposera donc ici une étude finalisée autour des exigences du programme de Tale, ce qui n'exclut pas de proposer cette étude en 2nde ou en 1re.
En Italie, l'auteur est connu et classé sous le nom Tomasi, et non pas Lampedusa comme en France. Son nom de famille est en effet Tomasi et il est Prince de Lampedusa.
Nous utiliserons comme édition de référence la collection 'Points Seuil' de la nouvelle traduction de J.-P. Manganaro

Présentation

L’auteur

Le fils de Beatrice Mastrogiovanni Tasca di Cuto et Giulio Maria Tomasi duc de Palma, qui deviendra en 1908 Prince de Lampedusa, naît le 23 décembre 1896 à Palerme dans une famille endeuillée par la perte d’un premier fils. Le jeune Guiseppe Maria Fabrizio Salvatore Stefano Vittorio Tomasi est un enfant réservé qui semble particulièrement solitaire et soumis à l’autorité maternelle.

Après avoir obtenu l’équivalent de son baccalauréat en lettres classiques, il s’inscrit dans un cursus de droit à l’université de Rome, cursus qu’il interrompt pour s’enrôler comme engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale. Interné dans le camp de Szombathely, il s’en évade et entreprend une traversée stendhalienne de l’Europe à pied pour regagner l’Italie. Il reprend après sa démobilisation un autre cursus en Lettres qu’il n’achèvera jamais préférant les études en solitaire. Entre 1922 et 1924, il publie cependant, sous le pseudonyme de Giuseppe Aromatisi, une série d’articles littéraires montrant sa grande connaissance des littératures française et anglaise, qu’il complète par quelques articles entre 1926 et 1927 dans Le Opere e i Giorni.

Il voyage beaucoup entre 1920 et 1930, en compagnie de sa mère Béatrice, pour parfaire sa connaissance des littératures étrangères et, en particulier, de la littérature française du XIXe siècle, et rencontre à Londres, en 1925, sa future femme Alexandrine Alice Marie Wolff Stomersee, une aristocrate balte, psychanalyste et future présidente de la société psychanalytique italienne. Malgré l’hostilité que la mère de Lampedusa ne cessera de manifester à l’encontre de leur mariage, il épouse “Licy” en 1932 et le couple s’installe dans le palais Lampedusa, tout en continuant ses voyages en Italie et en Europe. Tomasi participe ensuite à la Seconde Guerre mondiale (officier de réserve dans l’armée mussolinienne, il ne semble cependant pas très favorable aux idées fascistes d’après un certain nombre de lettres qu’il a écrites…), ce qui le laissera très amer quand il découvrira la destruction du palais de Lampedusa par les bombardements américains.
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En 1953, alors que son activité littéraire est en sommeil depuis 1927, il propose à Francesco Orlando, jeune étudiant en droit de suivre un cours de langue et littérature anglaise qu’il a préparé lui-même. Il prolonge ce cours en 1955 par un autre cours de littérature française qu’il ouvre à ces proches dont son neveu et futur fils adoptif Gioacchino Lanza. Ces cours seront publiés sous le titre de Leçons (cf. bibliographie). Cette période d’intense activité intellectuelle le pousse à accompagner son cousin, le poète Lucio Piccolo, à un colloque à San Pellegrino, durant l’été 1954, où Piccolo va être présenté au monde des Lettres par Eugenio Montale (prix Nobel 1975). Tomasi y rencontre les intellectuels de l’époque : Ravegnani, Bellonci, et même Bassani qui découvrira ultérieurement son Å“uvre.

Confiant, et sûrement émulé par la fréquentation de ceux qu’il aura reconnus comme ses pairs, alors qu’il n’avait jusque-là aucun contact avec le monde littéraire de son époque, il se décide à écrire le récit d’une journée de la vie de son arrière-grand-père, coïncidant avec le débarquement de Garibaldi en Sicile en 1860. Ce texte s’avère être le projet initial du Guépard et il correspond à la première partie du roman. Mais comme Tomasi voit que le roman ne peut tenir dans une unité temporelle aussi réduite, il prend alors le parti de l’élargir…

Jusqu’au soir de sa mort, le 22 juillet 1957 à Rome, il travaillera sur trois projets : Le Guépard, les nouvelles recueillies dans Le Professeur et la Sirène et un autre projet de roman qui se serait intitulé Les Châtons aveugles s’il avait eu le temps de le terminer (nous n’avons qu’un seul chapitre de ce texte, « La journée d’un métayer », ajouté aux nouvelles dans l’édition du Professeur et la sirène.) Le Guépard est son seul roman. Les autres textes publiés sont des leçons de littérature ou des fragments recueillis sous le titre Le Professeur et la sirène (cf. bibliographie).

L’auteur n’a pas laissé beaucoup d’informations sur sa vie. Après sa mort, alors que Le Guépard était en train de devenir le premier best-seller italien de l’après-guerre, les journalistes et les critiques de l’époque ont essayé d’avoir le plus grand nombre de renseignements possibles sur l’auteur en multipliant les entretiens avec la Princesse de Lampedusa et la famille du Prince. Les témoignages le décrivent comme un homme réservé, taciturne et aigri même dans ses dernières années. Montale aimait dire de lui qu’il était l’homme d’un seul livre, (Eugenio Montale, « Il Gattopardo », Corriere della sera, 12 décembre 1958).
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L’œuvre

1) Le résumé
La traduction de Jean-Paul Manganaro propose à la page 295 de l’édition de référence (éditions Le Seuil, « Points ») une table analytique du roman. Dans l’édition de Giorgio Bassani, les éléments de cette table étaient répartis avant chacune des huit parties du roman. Cet élément de paratexte, qui est de la main même de l’auteur, est intéressant pour qui veut comprendre l’architecture du roman.

La première partie se présente avec une unité temporelle bien marquée : d’un rosaire à l’autre, nous suivons la nuit puis la journée d’un aristocrate sicilien alors que les troupes de Garibaldi s’apprêtent à venir “libérer” la Sicile les 12 et 13 Mai 1860. Nous sommes ici au plus près du projet initial de Tomasi di Lampedusa avec le récit de La Journée d’un Sicilien. C’est à plus d’un titre une scène d’exposition qui va venir introduire les thèmes principaux du roman avec la peinture de la situation politique de la Sicile et la peinture de la situation morale du prince de Salina.

La deuxième partie s’ouvre sur l’arrivée de la famille au domaine de Donnafugata. Cette partie d’une durée de deux jours à la fin d’Août 1860 est centrée sur le triangle amoureux formé par Concetta, Tancredi et Angelica.

La troisième partie raconte l’humiliante journée de la demande en mariage, faite par le Prince de Salina à Don Calogero Sedarà, pour son neveu Tancredi, en octobre 1860. Cette journée est également l’occasion d’une réflexion sur le plébiscite.

La quatrième partie rapporte le désengagement politique du Prince pendant les fiançailles de Tancredi et Angelica : il refuse de devenir sénateur de Sicile et conseille de désigner Don Calogero.

La cinquième partie, située en février 1861 est la seule qui ne mentionne pas la présence de Don Fabrizio. Elle rapporte les vacances du père Pirrone parti à San Cono pour organiser le mariage de sa nièce. Cette mise en abyme du mariage arrangé de Tancredi et Angelica est le nÅ“ud du roman, qui va marquer le début de la décadence de la famille Salina.

La sixième partie décrit le bal chez les Ponteleone, où Angelica est introduite dans la bonne société palermitaine, en novembre 1862. Saisi de mélancolie, le Prince éprouve le sentiment profond de déchéance qui l’habite avant de s’étourdir dans les bras de la belle Angelica, dans un dernier sursaut d’énergie.

Plus de vingt ans séparent la sixième et la septième partie située un lundi, fin juillet 1883 et qui rapporte un sujet unique, comme le montre la table analytique, laquelle ne comporte qu’une mention pour ce chapitre : La mort du Prince.

Vingt sept ans plus tard, la décadence des Salina est consommée avec la perte des privilèges religieux dont disposaient encore les trois vieilles filles qui habitent toujours le palais.
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2) L’œuvre et sa genèse
Giuseppe Tomasi di Lampedusa écrit Le Guépard presque d’un trait, de la fin 1954 à 1956. D’après le témoignage de sa femme, l’idée d’origine n’était pourtant pas récente. Depuis 1930, Tomasi di Lampedusa réfléchissait à une longue nouvelle (et non pas à un roman) qui aurait raconté une journée de la vie de son arrière grand-père lors du débarquement de Garibaldi en Sicile. Ce texte aurait dû porter le titre suivant : La Journée d’un Sicilien.

Il donne à lire à Francesco Orlando un Guépard en quatre parties au printemps 1956. Ce dernier se charge de dactylographier le texte en quatre exemplaires. Durant l’été 1956, Tomasi ajoute la partie sur « les vacances du Père Pirrone » et retravaille la scène du « bal ». Après avoir lu quelques extraits à ses amis et à son fils adoptif Gioachino Lanza Tomasi, il essaye de faire publier son roman. En 1957, un manuscrit comprenant six chapitres, dactylographié par Francesco Orlando, est d’abord refusé par les éditeurs Mondadori et Einaudi, qui promeuvent à l’époque une ligne éditoriale “néo-réaliste”1. Tomasi de Lampedusa souffrira beaucoup de ces deux refus successifs. Il recommandera cependant, à ses successeurs, de faire publier le livre (tout en évitant à tout prix la publication à compte d’auteur). Dans le même temps, une patiente de Licy Stomersee, envoie une copie du roman à Elena Croce (fille du philosophe Benedetto Croce), qui le recommande elle-même, à l’automne 1957, à Giorgio Bassani (auteur du Jardin des Finzi-Contini et directeur de collection chez Feltrinelli). Bassani se précipite à Palerme où il apprend la mort de l’auteur. Il découvre alors la version léguée à Gioacchino Lanza qui comporte les six chapitres du premier manuscrit et les actuels chapitres V et VI (« les aventures du Père Pirrone » et « le bal chez les Ponteleone »). Bassani, en s’appuyant sur sa copie incomplète et le manuscrit que lui confie Gioacchino Lanza, élabore la première édition où il corrige la ponctuation et insère, au début de chaque partie, la table analytique. C’est cette version, dite de 1957, qui devient le support des nombreuses traductions en langues étrangères, notamment celle en français de Fanette Pézard (1959).

Des recherches menées en Italie par Carlo Muscetta sur le texte original conduisent ensuite l’éditeur Feltrinelli à corriger en 1968, quarante-neuf erreurs mineures et à ajouter deux fragments au texte, en accord avec Gioacchino Lanza de Lampedusa. En 2002, l’éditeur Feltrinelli publie alors le Meridiano Lampedusa2 qui devient l’édition italienne de référence. La nouvelle traduction de Jean-Paul Manganaro prend en compte les modifications de l’édition de référence.

Cette période d’écriture de 1956 à sa mort, est précédée d’une intense activité en tant que critique littéraire : Tomasi se consacre plus particulièrement à la littérature anglaise et française. L’influence de Stendhal auquel il a consacré une longue étude (cf. bibliographie) est essentielle dans la genèse de l’œuvre, les deux hommes étant tous deux d’anciens officiers et des écrivains cosmopolites qui ont pris la plume tardivement (55 ans pour le Français et 59 ans pour l’Italien). Stendhal et Tomasi di Lampedusa ont plus d’un point commun, bien qu’un siècle d’écriture les sépare ! Il n’est que de voir les nombreuses similitudes qui apparaissent dans La Chartreuse de Parme et Le Guépard (pour plus de détails, voir le groupement de textes) :
- la passion pour l’astronomie de l’Abbé Blanès et du Prince de Salina qui leur permet de s’élever aux dessus des contingences du monde,
- les amours pudiques de Fabrice et Clélia qui rappellent celles plus fougueuses de Tancredi et Angelica (notamment dans la découverte du palais de Donnafugata),
- les deux récits de fêtes aristocratiques, …
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On retrouve également chez les deux jeunes hommes un caractère insolent mais séducteur. Alors que Fabrice, naïf et dénué d’ambition, passera finalement sa vie auprès de Clélia, Tancredi est un animal politique (quasi-machiavélique) qui oubliera Angelica sur le chemin de sa réussite vers l’ambassade plénipotentiaire à Vienne. Chez Tomasi di Lampedusa, l’espérance romantique fait place à un réalisme né de l’expérience aristocratique.

La lettre à Merlo di Tagliavia reproduite dans la postface de Gioacchino Lanza (p. 321-323) donne en effet quelques clés de l’inspiration de Guiseppe Tomasi de Lampedusa. Ainsi la Sicile est représentée au plus près de l’expérience de Tomasi de Lampedusa : la ville de Donnafugata est décrite comme le village de Palma de son enfance, dont son père était duc, le palais ressemble à celui de Santa Margherita… De même pour les personnages, le Prince de Salina est inspiré par l’arrière-grand-père de Tomasi et le père Pirrone n’est autre que le véritable confesseur de son arrière-grand-père. Les traits du personnage de Tancredi sont à chercher dans le jeune Gioacchino Lanza et dans les sénateurs Scalea (père et fils).

L’œuvre s’appuie donc autant sur une analyse fine et précise de la société palermitaine que sur l’étude détaillée des ressources du genre romanesque.
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3) L’œuvre et sa réception
En guise de réception, il conviendrait de parler au début plutôt de “non-réception”. Il est intéressant de noter avec Gioacchino Lanza, que les premiers lecteurs du roman (des proches des Tomasi di Lampedusa) le considèrent comme un amusant roman à clé. Même si Licy Stomersee semble avoir reconnu la valeur littéraire de l’ensemble, elle est elle-même étonnée de l’enthousiasme de Bassani pour le roman. Elio Vittorini, s’il a refusé la publication dans la collection « i contemporanei » chez Einaudi, n’a pourtant pas nié la valeur littéraire du roman. Pour lui ce « roman du XIXe siècle » n’a cependant pas sa place dans une collection qui publie les néoréalistes.

Le roman est publié, en effet, à la fin des années 1950, à un moment où le néoréalisme, qui a exalté les valeurs de la Résistance, allait à la recherche de formes et de sujets nouveaux. L’œuvre, qui attira l’attention du public et de la critique, fut, de prime abord, considérée comme un « roman arriéré » rappelant trop les caractéristiques du roman historique du XIXe siècle, au point que les critiques le comparèrent au Mastro Don Gesualdo de Giovanni Verga, auteur sicilien et représentant majeur du courant vériste3 en Italie à la fin du XIXe siècle. Dans ce roman, on assiste à l’ascension sociale d’un mastro (maître maçon) grâce à son mariage avec Bianca, une aristocrate décadente et désargentée.

On compara également Le Guépard à I Viceré (Les Princes de Francalanza de De Roberto pour la description de la ruine de l’aristocratie sicilienne et au Bell’Antonio de Brancati (cf. groupement de textes).

Le succès obtenu auprès du public contribua à fausser l’image du roman en lui donnant l’aspect d’une série B.
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Les critiques marxistes, comme Luigi Russo, le taxèrent de roman réactionnaire de droite. Et le fait même que ce roman soit refusé par la maison d’édition Einaudi fut interprété comme le résultat d’un certain ostracisme de la gauche de l’époque. À l’opposé de ces avis cependant, Louis Aragon parle du Guépard comme d’un très beau livre : c’est « l’un des chef-d’œuvres de ce siècle et de toujours, peut-être le plus grand roman italien du XXe siècle » (cf. bibliographie).

Quant aux critiques de droite, ils louèrent le roman pour les thèmes qu’il abordait: Luigi Barzini, par exemple, voyait dans ce roman la fin d’une aristocratie déchue aux valeurs disparues et le triomphe d’une bourgeoisie dont les qualités différentes étaient néanmoins nécessaires à la société moderne.

Finalement, indépendamment des jugements dont la critique s’est emparée à des fins politiques, Le Guépard est et reste un roman de l’angoisse existentielle : celle d’un homme qui tombe dans le scepticisme, l’ennui et l’apathie et qui assiste, sans rien faire, à la décadence de sa famille. C’est très certainement le film de Visconti – l’un des pères du néoréalisme italien – qui permit de montrer la valeur universelle du roman, même si le cinéaste fut violemment critiqué par ses amis de gauche pour avoir choisi d’adapter un tel roman. Visconti obtint pourtant la palme d’or au Festival de Cannes en 1963 et Le Guépard est devenu, depuis lors, l’un des classiques du cinéma italien (cf. Pour aller plus loin).

Le Guépard obtint le prestigieux Prix Strega, en 1959 (il s’agit en Italie de l’équivalent du Prix Goncourt). Depuis, Le Guépard est devenu un best-seller à niveau international. Avant la parution du livre Le Nom de la Rose de Umberto Eco, le roman a été le plus grand succès de librairie en Italie.
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Les thèmes

Nous vous proposons ici quelques pistes de réflexion pour aborder le roman avec les élèves :
- la nature « historique du roman »,
- les notions de Grandeur et de Décadence,
- la singularité du style du roman.

1) Le Guépard, un roman historique ?
Malgré la présence d’une toile de fond tissée d’événements réels, Le Guépard ne peut pas être considéré comme un simple roman historique. Le roman n’est pas une description des événements historiques. Il ne s’agit pas d’étudier le support historique qui met en place un changement important, mais plutôt d’analyser les conséquences que ce changement produit. En effet, le succès du roman est dû à son thème principal : l’histoire d’un homme en crise qui traverse des états d’âme complexes. Cet aspect fait l’universalité de l’œuvre.

Le roman montre l’impossibilité de garder les valeurs anciennes et d’accepter les nouvelles valeurs. Les fractures affleurent entre le passé et une nouvelle phase de l’histoire, à travers la description de l’état d’âme du protagoniste. Face à un monde qui change, le Prince est incapable de donner un sens à son existence et à la réalité qui l’entoure. Il est le témoin d’une crise, des valeurs de la société. Et pourtant le lecteur a l’impression que tout se fond en lui.

Dès les premières pages du roman, le lecteur est frappé par le réalisme de l’écriture. L’espace et le temps sont bien définis. L’auteur a fourni une quantité de détails, en respectant la topographie et la toponymie des lieux, qui permettent au lecteur de situer immédiatement la trame narrative dans un lieu réel et à un moment précis de l’histoire italienne4. A l’exception de quelques scènes qui se passent à Naples et à Rome, le roman se déroule en Sicile, une île qui, par l’écriture de Tomasi, « jaillit » des pages avec ses parfums et ses couleurs.
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a) Le temps
Il fait référence à l’histoire de l’unité d’Italie et traverse un espace bien organisé, en structurant le roman de 1860 à 1910. Au début de chaque partie une date précisée en exergue a fonction de repère. Mais l’architecture du roman privilégie l’ellipse au détriment de la continuité narrative, chaque nouvelle partie marquant une rupture dans la temporalité : le temps s’écoule sans qu’il y ait de transition, comme le suggère la structure de la table analytique qui ne mentionne aucune date. Ces ellipses viennent matérialiser les craintes de Don Fabrice à propos du temps qui s’écoule inexorablement.

Les événements historiques présents dans le roman permettent de reconstruire l’histoire du Risorgimento italien (cf. documents et supports complémentaires). Deux faits historiques méritent d’être étudiés de près :
- L’arrivée des giubbe rosse5 et la libération de l’Italie du Sud en passant par la Sicile ;
- Le plébiscite.

Tomasi di Lampedusa les présente à travers des procédés de narration différents, le premier fait historique est introduit par le narrateur du roman. Le deuxième est raconté comme un souvenir de Don Fabrizio et il est filtré par ses mots et sa personnalité.

b) L’espace
Quand, dans un roman, un auteur utilise des toponymes réels, le lecteur est souvent tenté d’aller vérifier sur place pour comparer la description avec ses impressions. Quand il s’agit d’un roman à succès, comme Le Guépard, cette tentation a poussé de nombreux critique à aller à la recherche des lieux, externes et internes présentés dans le roman. Le danger de cette démarche est représenté par la destruction (possible) de la magie et de la poésie des lieux, évoquées par la lecture.

Ainsi, pour ce qui est des lieux internes décrits dans le roman, nombre de ceux décrits dans la villa Salina rappellent ceux du Palazzo Lampedusa, la maison préférée par l’auteur. Via Salina, la rue indiquée dans le roman est en réalité la via Lampedusa.

Mais encore, beaucoup des lieux nommés (par exemple dans la conversation avec Chevalley) existent dans la réalité. Souvent Lampedusa se servait d’un lieu qu’il connaissait bien en changeant le nom.

Le choix de Donnafugata montre comment et jusqu’à quel point la poésie joue un rôle important dans la transcription du réel. Des critiques on crû repérer derrière le village de Donnafugata celui de Santa Margherita Balice, mais, ce n’est pas le cas.

Même si en Sicile, le château de Donnafugata existe à côté de Ragusa, dans la réalité Donnafugata, telle qu’elle est décrite dans le roman n’existe pas. Le village dépeint dans le roman rassemble les caractéristiques de deux lieux, Santa Margherita Belice et Palma di Montechiaro, à quelques kilomètres de distance l’un de l’autre, et si chers à Lampedusa.

Mais pourquoi ce nom ? La légende raconte que le château de Donnafugata porte ce nom à cause de son étymologie : donnafugata, donna affucata en dialecte : femme étranglée. La légende ne dit pas quand, ni non plus pourquoi. Lampedusa aurait choisi ce nom à cause de la possibilité de personnifier un lieu, il le caractérise ainsi, en tant que lieu féminin. On trouve ici une récurrence d’un thème également traité dans la nouvelle “Le Professeur et la sirène” qui souligne l’importance de la beauté féminine dans le roman.

Finalement la topographie de Lampedusa dans ce roman est le résultat d’un mélange de mémoire et de fantaisie.
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c) Les personnages
Il en est de même pour les personnages : le père Pirrone était réellement le prêtre de la famille Lampedusa. La lettre à Merlo di Tagliavia reproduite dans la postface de Gioacchino Lanza présente les clés d’un certain nombre de personnages du roman. Or, si certains de ces personnages ont existé ou ont été inspirés par des personnes réelles, ils sont néanmoins présentés dans le roman comme des fragments de Don Fabrice, comme s’ils pouvaient lui donner la possibilité de vivre une autre vie, dans une existence qui se présente comme monotone et répétitive. Des systèmes binaires peuvent être repérés si on met, par exemple, en relation Don Fabrizio et Tancredi, Don Fabrizio et Don Calogero ou encore Angélique et Concetta. Entre eux se tissent des liens qui dépassent les liens familiaux, comme si Tomasi avait construit ses personnages pour alimenter la personnalité du Prince et permettre la création d’une ambiance de décadence irréversible.

- Le Prince
Ce Prince imposant, aux yeux bleu clair, à la toison couleur de miel, ce passionné d’astronomie et de littérature, passe son temps dans son observatoire où il dialogue avec les étoiles. Désenchanté et angoissé, énergique et autoritaire, il reste pourtant lucide : il est impuissant face au temps qui passe et qui entraîne avec lui la fin de la famille Salina.

- Tancredi
Parmi tous les personnages, Tancredi est sans doute celui qui ressemble le plus au Prince. Il lui renvoie le reflet de sa jeunesse dans son attitude face à la vie, notamment grâce à la subtile ironie qu’il partage avec son oncle et au charme qu’il exerce sur les autres personnages. Don Fabrizio est la victime de cette complicité, mais à la différence des autres, il en est pleinement conscient. Il préfère même Tancredi à son propre fils Paolo – qui n’a pas hérité de ses qualités, malgré la relation de sang qui les unit – au point de le considérer comme « son fils, le vrai. » (p. 32). Déjà dès le premier chapitre, la partie qui a pour titre ‘Conversation avec Tancrède’ se termine par un geste du prince en faveur des idées de Tancredi : Don Fabrizio accepte de financer la révolution, même si elle est contraire à ses principes, comme Tancredi le fait remarquer à son oncle.

À noter : l’appellatif de « zione » utilisé par Tancredi à l’égard de son oncle a été traduit en français par « mon oncle ». Si ce choix se justifie parce qu’il est chaleureux envers le Prince et qu’il souligne la complicité qui existe entre l’oncle et le neveu, il ne traduit pas l’acception plus affectueuse et moqueuse rendue par le suffixe italien -one. Le choix de Lampedusa de faire appeler le prince « zione » souligne aussi l’aspect physique du Prince : « zione » équivaut à « grand/énorme oncle ».

L’importance de Tancredi à l’intérieur du roman est également souligné par le fait que l’auteur lui fait prononcer la célèbre phrase qui deviendra le refrain de tout le roman (et ensuite du film de Visconti) : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » (p. 32).

Cependant, le vieux Prince est beaucoup plus fin que son neveu et paraît avoir une profondeur et une intelligence typique d’une aristocratie dont il est le dernier représentant. Si Tancredi semble toujours sûr de lui et déterminé, il est pourtant jaloux du Prince et du charme qu’il exerce sur la belle Angélique. Dans la fameuse scène du bal, pendant que Don Fabrizio et Angélique dansent, le triangle classique de la jalousie prend forme. Alors que le Prince a l’impression de voir revivre le Guépard qu’il était jadis, tout en étant conscient qu’il s’agit bel et bien de la dernière fois, Tancredi observe le couple, dévoré par la jalousie (cf. analyse filmique proposée).

- Don Calogero
Parmi les personnages masculins, Don Calogero est l’antagoniste de Don Fabrizio. Cet homme, issu d’une famille pauvre, est très doué pour les affaires et très riche. Il est tout ce que Don Fabrizio n’est pas : vulgaire, grossier, inculte (p. 143) et prêt à tout pour atteindre ses fins. La supériorité intellectuelle et morale de Don Fabrizio lui permettra de reconnaître cependant que Don Calogero est doté d’une « rare intelligence » (p. 143). Et si les conseils de Don Calogero s’avèrent être très utiles, ils vont cependant contribuer à donner à la famille Salina « une réputation de rapacité à l’égard de ses dépendants » (p. 144).

- Angélique
Angélique, dont la beauté est sans égal est consciente de la réaction qu’elle peut susciter chez les hommes : jeune, chaleureuse, sensuelle et solaire, elle symbolise même à plusieurs reprises la Sicile (p. 161). Son père lui fait faire des études dans les meilleures écoles de la péninsule et à son retour chez elle, elle semble avoir acquis les règles de la haute société pour être acceptée dans ce monde très fermé. C’est Angélique, par son mariage avec Tancredi, qui incarnera la transition de l’aristocratie décadente à la bourgeoisie montante sicilienne, en liant la famille Sedara aux Salina. C’est aussi par son intermédiaire que Don Calogero Sedara sera accueilli par Don Fabrizio.

- Concetta
Au personnage d’Angélique correspond la figure antithétique de Concetta, la fille de Don Fabrizio. Angélique comprend d’ailleurs tout de suite que Concetta est amoureuse de Tancredi, et c’est une des différences majeures qui opposent les deux jeunes filles, Concetta apparaissant plutôt comme naïve, enfantine, gentille, placide et soumise, ainsi que la définit son père (p. 75). Pour Å“uvrer à l’avenir de Tancredi, le Prince préfère, sans hésiter, Angélique à sa propre fille, qui se sent alors sacrifiée et ne le lui pardonnera jamais ce choix. Concetta fait pâle figure aux côtés d’Angélique : elle n’a pas assez de caractère, ni de charisme pour rivaliser avec la belle héritière. Leurs différences d’éducation et de caractère éclatent au grand jour pendant la scène du dîner à Donnafugata où Tancredi est assis entre les deux femmes, bien que son choix soit déjà fait (p. 85-88).

Dans les dernières pages du roman, plusieurs années après la mort du Prince, (on est désormais en 1910) lors de la visite du Cardinal de Palerme, arrivé au Palais Salina pour examiner les reliques de la chapelle de famille, le lecteur assiste à la vengeance de Concetta. Comme la fourrure du chien Bendicò rappelle à Concetta des « souvenirs amers » (p. 294), elle ordonne qu’on l’emporte et qu’on la jette par la fenêtre. Ce geste final marque la fin de la dynastie de la famille Salina et efface le dernier souvenir du Prince.

- Bendicò
Le chien joue en rôle très important. Il participe à l’organisation de la structure du texte. Il paraît au début du roman, dans l’incipit, quand il rentre dans la salle pendant que la famille Salina et ses serviteurs sont en train de dire le chapelet. Il est présent à la fin du roman aussi. Dans la dernière image qui clôt le roman, ce qui reste de lui, sa fourrure, est jeté par la fenêtre. Dans l’excipit, il ne reste de lui qu’un « petit tas de poussière livide » (p. 295).

L’espace, le temps et les personnages sont autant d’éléments qui rappellent la grande Histoire dans l’histoire romanesque. Cependant le lecteur n’est pas submergé par les précisions historiques et peut se consacrer à l’histoire d’une subjectivité obsédée par la mort.
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2) Grandeur(s) et Décadence(s)
Le roman nous place au plus intime de l’esprit d’un prince sicilien. Homme d’exception dans un monde de médiocres, le Prince est à la fois l’apôtre de la grandeur et l’observateur délicat de la décadence, qui se trouve dans le roman théorisée avec beaucoup de subtilité.

a) Le piège de l’éthique aristocratique des Salina
Il peut au premier abord paraître paradoxal de parler d’éthique aristocratique dans Le Guépard. Le prince de Salina porte en effet un regard plein d’ironie sur ceux de sa classe. Le cousin Malvica n’est qu’une « poule mouillée » (p. 50). Les jeunes gens de la bonne société palermitaines ne sont que des « guenons en crinolines » ou des sots qui ne se manifestent que par la platitude de leur conversation (p. 235). Même son petit-fils Fabrizietto n’aura que des « souvenirs banals » (p. 263). Dans sa position de gardien de jardin zoologique, le Prince observe la dégénérescence morale et physique de sa classe consanguine. Le narrateur n’est d’ailleurs pas plus tendre avec son personnage, pris entre son aspiration à la rigueur scientifique (attribuée à sa mère allemande) et la lascivité de sa nature (attribuée à ses origines siciliennes).

Pourtant cette critique porte en elle le négatif d’un idéal aristocratique encore fort. Le grand Prince tutoie les étoiles, avec lesquelles s’installe une connivence. Il a des souvenirs exceptionnels. Méprisant l’argent, auquel Don Calogero voue un culte sans borne (voir p. 237-238), prisant la connaissance dans sa forme la plus gratuite, il refuse la superstition mais accepte les traditions (comme par exemple le service à table ou la confession avant de mourir). Libre dans ses choix politiques, il ignore l’ambition qui ronge le jeune Tancredi et ne connaît de tyrannie que de son bon plaisir, affirmant ainsi sa domination sur la famille.

Le destin de sa fille Concetta montre l’effondrement de cette éthique noble mais orgueilleuse. Elle prend le pouvoir sur ses sÅ“urs en alimentant leurs lubies superstitieuses, sans y céder elle-même. Mais le pouvoir a changé de main et le mépris des pouvoirs temporels est un luxe que les filles Salina ne peuvent plus se permettre. A la différence de son père qui pouvait dénigrer Don Calogero et le Père Pirrone, Concetta ne peut plus mépriser ni Angelica, la parvenue, ni le Cardinal, qui impose son autorité avec force. Seuls restent, dans la huitième partie, le dépit et le sentiment d’une vie gâchée.
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b) La décadence politique et sociale de la Sicile
Cette décadence familiale est mise en parallèle dans le roman avec la décadence politique et sociale de la Sicile. On sait les injustices criantes entre le Nord et le Sud de l’Italie à l’époque de l’écriture du roman. Les régions méridionales de l’Italie se dépeuplent et s’appauvrissent au profit du Nord. C’est donc un élément qui ne pouvait manquer de faire réfléchir Tomasi di Lampedusa. On pourrait presque voir dans le roman une réflexion sur les sources de cette décadence, comme nous y invite les quelques anticipations qui jalonnent le roman (voir l’architecture du roman).

Cette décadence politique est longuement commentée dans les premières pages du roman. Le roi Ferdinand II est présenté comme un fantoche sans consistance et sans goût. Il fait pâtir l’image même de la royauté par sa médiocrité (p. 16).

Cette faiblesse du pouvoir ouvre la voie à toutes les ambitions et à toutes les compromissions. Dans un marché avantageux pour tous les partis, Tancredi gagne une dot propre à nourrir ses ambitions politiques, Angelica les titres de noblesse qu’elle vise et Don Sedara l’accès à cette aristocratie qu’il envie tant. Cavriaghi et Pallavicino tirent profit de l’entreprise de Garibaldi pour conforter leur position sociale. Seule Concetta, trop orgueilleuse pour entrer dans des considérations matérielles, perd tout.

Ces trajectoires individuelles de promotion ou de déchéance ne doivent pas cacher l’analyse en profondeur que Tancredi révèle au prince au moment de rejoindre Garibaldi :

« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » (p.32).

Cette course aux honneurs ne cache qu’une évolution en apparence. La Sicile est et reste une terre immobilisée dans son insularité. L’argumentation du Prince pour refuser la proposition de Chevalley est fondée sur cet immobilisme constitutif selon lui de la Sicile :

« […] le sommeil est ce que veulent les Siciliens. »(p.187).

Il semble presque dès lors que la décadence soit perçue comme constitutive de l’âme sicilienne.

c) Le culte de la beauté et de la sensualité, signe ou remède à la décadence ?
Dans cette longue description romanesque de la déchéance des Salina, seuls les moments de volupté semblent libérer le Prince de son angoisse de la mort, d’abord avec Mariannina puis dans les bras d’Angelica pendant la valse. Il est intéressant de se demander si cette irruption de la sensualité est un divertissement ou une marque de faiblesse. Le Prince fustige très mollement ses égarements avec la jeune paysanne. La sensualité est ce qui éloigne la peur de la mort et du temps qui passe. Seule la promesse d’une danse avec Angelica lui permet de quitter la contemplation morbide du tableau de Greuze. Au moment de la mort, c’est une belle jeune femme qui vient l’emporter. L’exaltation des sens est donc un rempart contre la mort.

Mais voilà là un point de vue de vieillard, car la sensualité d’Angelica est l’arme qui va précipiter la déchéance de la famille Salina. Le cyclone amoureux (p. 161-171) qui saisit la demeure de Donnafugata, est rendu possible par l’incompréhension de deux classes sociales hermétique l’une à l’autre (p.161-171). C’est un signe profond de désordre, à la limite de la violence (avec la visite de l’appartement des Sadiques). Mais c’est un signe superficiel, car Tancredi comme Angelica sont égoïstes et intéressés.
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3) Les techniques littéraires à l’œuvre dans
Le Guépard
Rappelons ici que l’écriture du roman avait été précédée par une longue période de critique littéraire. C’est donc un auteur ayant profondément réfléchi aux techniques littéraires qui rédige son ouvrage.

a) La langue du Guépard
La langue du roman est très élaborée. On trouve trace des divers dialectes italiens utilisés pour manifester l’appartenance linguistique et culturelle des personnages. Le roi Ferdinand II exhibe dans le texte original son accent napolitain (p. 17), le comte Cavriaghi utilise le dialecte milanais. Une attention particulière est portée au dialecte sicilien dans la cinquième partie où les parents du Père Pirrone l’utilisent beaucoup. Dan sa traduction, Manganaro laisse des mots en italien, comme scappolare par exemple (p.160), qui dans le texte original est mis en évidance par Tomasi, par des guillemets, suivi d’une explication, ou encore le mot lupare qui indique une arme utilisée en Sicile et en Italie du Sud (p. 152).

Le français, langue aristocratique par excellence apparaît dans de nombreux vocables en français dans le texte (marqué par un italique et un astérisque dans la traduction). Le personnage du Prince montre aussi sa grande culture en parlant latin (p.126) , allemand (p.129) et anglais (p.192) couramment.

Cette élaboration au niveau du vocabulaire se retrouve au niveau de la syntaxe. Les phrases particulièrement longues essoufflent le lecteur (voir p.86 à 87, la longue phrase partant du récit de Don Calogero pour aller à celui de Tancredi). On remarque en particulier le grand nombre d’adjectifs associés par groupes binaires ou ternaires.

La langue du roman est donc marquée par une connivence fondée sur l’exigence intellectuelle. L’ironie s’installe donc également par cette langue exigeante sans être cuistre, aristocratique au sens noble du terme.

b) Le système énonciatif
L’ironie du texte se fonde aussi sur le système énonciatif mis en place. Le roman est écrit en focalisation interne. Le lecteur peut ainsi pénétrer dans l’intériorité du personnage. La scène de bal est ainsi vue uniquement par les yeux du prince tout comme sa mort.

Malgré la forte présence de la pensée intérieure de Don Fabrizio, un narrateur omniscient extérieur au récit se manifeste, multipliant les anticipations (avec par exemple la mention de la destruction de la salle de bal des Ponteleone durant la Seconde Guerre mondiale). C’est lui qui assure la cohérence de la huitième partie avec le reste de l’ouvrage (puisque, à ce moment là de la narration, le Prince est mort).

c) Une mise à distance du genre romanesque
Tomasi appréciait l’œuvre de Stendhal qu’il avait longuement évoquée lors des leçons préparées à l’attention de Francesco Orlando. Le récit comporte donc bien des éléments romanesques dignes de la Chartreuse de Parme. On a beaucoup comparé en particulier le personnage de Fabrice del Dongo (est-il anodin que le petit fils Salina porte ce prénom ?) et celui de Tancredi : deux jeunes hommes séduisants et entreprenants, amoureux de jeunes femmes qui n’appartiennent pas à leur classe sociale, admirateur de Napoléon pour l’un et de Garibaldi pour l’autre.

Pourtant le cynisme de Tancredi l’éloigne du modèle romanesque traditionnel. Là où l’âme de Fabrice se désole de l’étroitesse du monde, l’opportunisme de Tancredi s’y complait. Le couple qu’il forme sémantiquement avec Angelica, qui évoquait l’épopée, est détourné ironiquement en arrivisme bourgeois.

On pourrait presque dire que le roman de Tomasi di Lampedusa refoule tous les aspects proprement romanesques (sauf peut-être dans les rebondissements des vacances du Père Pirrone qui paradoxalement se présentent comme une digression). Le mariage dont nous avons suivi les préparatifs ne sera pas raconté : de nombreux événements sont placés dans des ellipses temporelles (mort de Stella, du père Pirrone, de Tancredi…). On retrouve cette mise à distance du romanesque dans l’écriture même. Les nombreuses descriptions du paysage sicilien ou les dialogues argumentatifs particulièrement longs sont autant d’artifices qui ralentissent la narration, effaçant l’intrigue au profit de la réflexion et du lyrisme.

Comme son personnage, Tomasi di Lampedusa n’est pas dupe de la vaine agitation du monde et se réfugie dans la contemplation. La narration cède souvent la place à la vision du monde et de la vanité humaine, poussant le genre romanesque à ses limites.

1 Il est très difficile de donner une définition précise du néoréalisme. Le terme a une origine cinématographique (cf. l’analyse du film de Visconti dans Pour aller plus loin) et il fait référence à la production artistique de l’après guerre (même si le courant commence à se développer peu à peu dans les années 1930 en opposition à la culture fasciste) : les intellectuels de l’époque cherchent à décrire la réalité telle qu’elle est, sans en occulter les problèmes et les injustices. On compte parmi les écrivains néoréalistes, très différents les uns des autres, Elio Vittorini, Cesare Pavese, Alberto Moravia, Italo Calvino, Beppe Fenoglio. Les thèmes les plus fréquents touchent à la lutte des partisans, aux révoltes des citadins et aux revendications ouvrières.

2 C’est une collection de référence du type publication en Pléïade qui est l’occasion d’une vérification pointilleuse de l’état du texte. On y a ajouté l’ensemble des nouvelles et des ébauches rassemblées dans Le Professeur et la Sirène ainsi que les textes des Leçons.

3 Le vérisme est un mouvement artistique italien, héritier du naturalisme français qui se manifeste à la fin du XIXe siècle, surtout en littérature. Le mot vérisme vient du mot italien vero : vrai, réel. Le vérisme se proposait de respecter la réalité et de pousser à l’extrême les règles du réalisme. Le fondateur du mouvement était un sicilien, Giovanni Verga (1840-1922). Il avait l’intention d’écrire un cycle de romans I Vinti (Les Vaincus) qui aurait exploré les différentes couches sociales afin de mettre en évidence la force du destin qui triomphe de tout. Ses romans les plus célèbres sont : I Malavoglia (1881) et Mastro Don Gesualdo (1889). Il est intéressant de souligner qu’en 1948, Luchino Visconti, le réalisateur du Guépard, avait tourné un film, La Terra Trema, inspiré du roman I Malavoglia.

4 Il serait intéressant de faire une comparaison avec les autres pays d’Europe. Le début du XIXe siècle est caractérisé par un véritable esprit d’indépendance, lequel a donné naissance à différentes émeutes qui ont certes engendré des échecs mais qui ont abouti, également, à l’unité italienne, en 1861.

5 Les milices guidées par Garibaldi sont connues sous les noms de les mille et de Giubbe rosse, à cause des vestes rouges qu’elles portaient (giubbe rosse : vestes/chemises rouges). Cf. dans le roman p. 158.

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