Présentation
Genèse 4, un récit fondateur de l’imaginaire occidental
L’histoire d’Abel et Caïn, rapportée au quatrième chapitre de la Genèse, a exercé une véritable fascination sur les générations humaines, au moins depuis le Moyen âge. Cette fascination doit sans doute beaucoup, comme pour le récit de la résurrection de Lazare, aux blancs du texte, « au caractère elliptique du scénario génésiaque », selon l’expression de Véronique Léonard-Roques1. Cette même fascination est à l’origine d’une immense postérité théologique puis artistique. C’est sur les silences du texte, ses ellipses narratives, ses incohérences, si l’on en croit le discours de certains spécialistes qui croient identifier des anachronismes, que la tradition religieuse puis littéraire et picturale s’appuiera pour chercher des interprétations.
Au chapitre IV de la Genèse, donc, Caïn, le cultivateur, tue son frère Abel, le pasteur. Les frères avaient auparavant fait des offrandes à Dieu, lequel avait agréé celle du second, tandis qu’Il avait refusé celle de son frère. Le récit, cependant, ne donne aucune explication claire de ce choix divin. Même mystère autour du fameux signe que la divinité appose sur Caïn, après le meurtre qui en fait « un fuyard sur la terre » (p.10) Les exégèses juive et chrétienne, comme le souligne Véronique Léonard-Roques, viendront combler ce blanc, « pour exonérer la divinité de tout arbitraire. » (p.10) La littérature fera de même et cherchera un sens plus clair à ce mystère originel, « offrant à l’imaginaire et au désir autant de brèches où déployer leurs réappropriations interprétatives. » (p.10)
Mythe d’origine et de création, l’histoire d’Abel et Caïn est donc un des premiers récits fondateurs de la Bible, une « œuvre fondatrice de l’imaginaire occidental » (p.12) qui renvoie au temps « primordial » et « fabuleux des commencements », selon les expressions de Mircea Eliade, rappelées encore par Véronique Léonard-Roques. Le récit se veut un témoin de réalités déterminantes, dans l’histoire humaine, puisqu’il décrit l’apparition de la mort, mais aussi la naissance des villes, des arts et des techniques : Caïn, le meurtrier, dans sa fuite, est désigné par le texte génésiaque comme le fondateur de la première ville et se place donc à l’origine de la civilisation. Récit fondateur encore, puisque premier fratricide et en ce qu’il vise à raconter, « pour mieux la déplorer, l’universalité du mal, et son caractère mystérieux : à vues humaines, il est incompréhensible et pourtant omniprésent. »2
Abel et Caïn face à la tradition
L’homme spirituel opposé à l’homme matériel
Les lectures traditionnelles, aussi bien exégétiques que littéraires, associent souvent Abel au spirituel et Caïn au matériel. L’exégèse explique notamment la préférence divine pour Abel par sa qualité de pasteur nomade : la figure du berger est fortement valorisée par la tradition d’Israël, qui considère que cette condition itinérante favorise la spiritualité et la relation à l’être. Cette opposition entre un frère pasteur et un autre cultivateur recouvre également celle entre nature et culture : le cultivateur, selon Flavius Josèphe, est celui qui fait violence au sol, figure de l’antinature qui rompt avec la simplicité primitive de l’âge d’or.1
Le terme « pasteur », rappelle V. Léonard-Roques, doit être également entendu dans son acception métaphorique de « conducteur d’âmes ». Les Grands Patriarches du peuple juif (Abraham, Isaac, Jacob), les prophètes Moïse et David furent aussi des bergers de troupeaux.2 Le Christ lui-même est qualifié ainsi, rattaché par la tradition aux figures de l’Ancien Testament. Le cultivateur, à l’inverse, est ramené du côté de l’avoir, de la possession, de l’attachement matériel au monde.
Cette opposition entre un Abel « spirituel » et un Caïn « matériel » s’appuie également sur le texte génésiaque : si Dieu agrée l’offrande faite par Abel, c’est que celui-ci a donné « les premiers-nés de son petit bétail, avec leur graisse », se conformant ainsi aux pratiques rituelles détaillées dans le Lévitique, tandis que Caïn se contente d’apporter « des fruits du sol ». La tradition exégétique fait alors d’Abel la figure de l’homme pieux et de Caïn l’archétype de l’homme avare et peu soucieux de plaire à la divinité.3
Le modèle du juste opposé à celui du meurtrier
Mais les plus anciennes exégèses de Gn 4, comme le rappelle Cécile Hussherr, se trouvent dans la Bible elle-même.4 Le texte de Sagesse 10, 1-3 évoque Caïn. Dans le Nouveau Testament, il est fait plusieurs fois référence aux deux frères. Dans l’Épître aux Hébreux, Abel y apparaît comme une figure du juste, dont l’offrande à Dieu était le signe d’une foi forte et authentique : « Par la foi, Abel a offert à Dieu un meilleur sacrifice que Caïn, et, à cause d’elle, il fut proclamé juste. »5 La même épître fait d’Abel une figure du Christ : « Vous vous êtes approchés de la montagne de Sion et de la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, et de myriades d’anges, réunion de fête, et de l’assemblée des premiers-nés qui sont inscrits dans les cieux, et des esprits des justes qui ont été rendus parfaits, de Jésus médiateur d’une alliance nouvelle, et d’un sang purificateur plus éloquent que celui d’Abel. » 6 Mathieu évoque lui aussi « Abel le juste » (Mt 23, 25). On ne s’étonnera pas, dès lors, que Caïn ait été, dans cette même tradition, rapproché de la figure de Judas l’Ischariote. La première épître de Jean évoque, elle, Caïn, et en fait une figure du mal : « Nous devons nous aimer les uns les autres, loin d’imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère. Et pourquoi l’égorgea-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises tandis que celles de son frère étaient justes. » (1 Jn 3, 11-12)
Mais c’est à saint Augustin, au IVe siècle, que l’on doit sans doute, en milieu chrétien, la pérennité de la tradition faisant d’Abel et Caïn les archétypes opposés du bien et du mal. Augustin fait des deux figures des hommes attachés, chacun, à un type de ville particulier : Caïn inaugure le règne des cités terrestres, maudites, séparées de tout attachement au Ciel, dont le modèle est celui de Babel-Babylone, tandis qu’Abel commence celui de la cité de Dieu, qui n’est pas à chercher sur terre. Caïn devient ainsi le père d’une lignée maléfique, attachée au pouvoir, à la richesse, au mal.
Un récit et ses réécritures : de la fidélité à la tradition au retournement romantique
Une des forces des grands récits, ce devrait être une banalité que de le dire, tient à ce que chaque époque les fait siens, les réinterprète et y lit quelques unes de ses préoccupations majeures. « Le Moyen âge, affirme toujours Véronique Léonard-Roques, s’y réfère pour exprimer la monstruosité de l’éloignement du divin et condamner la sécularisation. La Renaissance au contraire y voit un paradigme possible pour une nouvelle conception de l’Histoire, inspirée de Machiavel, qui assume la violence en la considérant à l’aune de ses fins civilisatrices. La dramaturgie baroque trouve quant à elle dans l’histoire de Caïn et Abel un sujet propre à servir son esthétique des contrastes. »1 Mais c’est avec le romantisme que se dessine un tournant majeur dans l’histoire du mythe : les romantiques réhabilitent Caïn, comme ils réhabiliteront également Satan. Caïn sera désormais une figure de la révolte, au même titre que l’Ange déchu, et « l’un des avatars possibles de la figure tant prisée du génie. »2 Plus généralement, l’époque moderne fera de cette faute originelle dont témoigne le meurtre une « source de connaissance et de réalisation. » La seconde moitié du XXe siècle se tournera, elle, plutôt vers la victime, Abel.
Si la plupart des réécritures se plaisent à mettre en avant la rivalité des deux protagonistes et les figurent en frères ennemis, d’autres lectures insistent davantage sur la notion de responsabilité, mise en relief par le récit. La faute de Caïn, selon ces lectures, fut de négliger son frère, de ne pas le regarder face à face ; car c’est justement ce face à face, ce visage de l’autre, dirait Lévinas, « qui nous interdit de tuer.3»
Abel et Caïn, « C’est toute l’humanité »
Au-delà de toutes les interprétations, fort riches, du mythe biblique, s’il fallait en retenir une, ce serait sans doute celle qui fait des figures fraternelles deux figures antithétiques, figurant toute l’histoire humaine, où s’opposent victimes et bourreaux : V. Léonard-Roques rappelle ainsi que dans la fameuse pièce de Beckett En attendant Godot, « bourreau et victime répondent indifféremment aux noms d’Abel et Caïn. »4 Et de continuer, en rappelant la glose de l’auteur : C’est toute l’humanité », disait-il, en écho à Léon Bloy qui affirmait, dans La Guerre des mercenaires : « la rivalité entre Abel et Caïn est le fond même de l’histoire humaine. » Ce récit d’une cruauté radicale est devenu le symbole du sang versé par l’humanité.