I. Babel, la tentation de l’orgueil
II. Inverser la malédiction de Babel
III. Une réflexion sur la diversité des langues et des peuples

Le nom de Babel, ou Babylone, désigne la ville où fut érigée la fameuse tour évoquée dans la Genèse. La ville comme la tour ont réellement existé, trois millénaires avant Jésus-Christ, et il n’en reste rien aujourd’hui qu’un immense champ de ruines sur le site antique de Babylone en Irak.
De Babel, il ne reste donc plus que le nom, qui signifierait « Porte du dieu » (Bab-ili en akkadien) ou « confondre » (de l’hébreu bâlal) ; cette double étymologie rend bien compte de l’ambivalence de cette cité et de sa tour, sous le signe à la fois de la merveille et de la malédiction. Un épisode de neuf versets dans la Bible et, hors de la Genèse, plus aucune allusion à l’échec de cette entreprise humaine interrompue par Dieu. Mais dans l’imaginaire des artistes et des penseurs, une postérité inouïe jusqu’à aujourd’hui. Fonctionnant comme un mythe, ce récit biblique propose une explication à l’origine d’un phénomène : la multiplicité des langues et la dispersion des peuples sur la terre.
« Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu ! La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre ». (Genèse, 11, La Bible de Jérusalem)
De nombreux indices dans ce récit permettent de reconnaître Babylone, que les Hébreux ont vue durant leur longue captivité : Shinéar désigne la région de Sumer en Mésopotamie, et la tour est sans doute inspirée de la grande ziggurat de Babylone. Cette tour à étages à base carrée (observée et décrite par Hérodote, et dont les restes furent plus tard déblayés par Alexandre le Grand qui n’eut pas le temps de la reconstruire), était appelée l’Etemenanki, « maison du fondement du ciel et de la terre ». Elle permettait au dieu babylonien Marduk de descendre parmi les hommes et au roi de s’élever jusqu’à la divinité. Les matériaux de constructions évoqués sont bien ceux qu’utilisaient les Mésopotamiens : dans cette plaine argileuse, ce sont les briques cuites qui servent à bâtir, et non la pierre. Le souverain de Babylone Nabuchodonosor II fit graver le souhait que la tour rivalise avec les cieux, et que son sanctuaire décoré de pierreries, au sommet, soit « semblable aux signes inscrits au firmament »

I. Babel, la tentation de l’orgueil
La somptueuse Babylone aux murailles immenses a maintenu sa suprématie durant 15 siècles, particulièrement à partir du règne du roi Hammurabi (1792-1950 av. J.-C.). Pour les Hébreux, tribus semi-nomades, la cité de Babylone est le lieu douloureux de la captivité imposée par Nabuchodonosor II. La Bible lui invente une origine marquée par le mal. D’abord, le premier constructeur de ville dans la Bible est un criminel, Caïn. Celui-ci est par ailleurs un sédentaire, cultivant le sol, contrairement à son frère Abel, le pasteur dont l’offrande est agréée par Dieu. Ensuite, la ville de Babel revient à la mauvaise lignée issue de Noé, celle de Cham, le mauvais fils. Désigné comme le souverain de Babel dans la Genèse, Nemrod, petit-fils de Cham, sera considéré, plusieurs siècles après l’achèvement de la Bible, comme le tyran qui ordonna la construction de la tour.
Babel/Babylone est un symbole de corruption. L’épisode de la tour, dans le chapitre 11 de la Genèse, est significativement placé à la suite d’une série de fautes humaines punies par Dieu (l’expulsion d’Adam et Ève hors du Paradis, le bannissement de Caïn meurtrier de son frère, le Déluge, et enfin l’inachèvement de Babel et la dispersion des hommes, qui cessent de parler la même langue).
La construction par les hommes d’une tour « dont le sommet touche le ciel » est interprétée par la tradition chrétienne comme un signe d’hybris qui mérite le châtiment divin, comme l’est aussi leur volonté de « se faire un nom » de manière autonome – si Adam pouvait nommer les êtres animés, il ne pouvait pas s’accorder à lui-même un nom. Enfin, les hommes se réunissent tous dans le même lieu, alors que Yahvé leur a demandé de remplir la terre (Genèse, 9). Dieu intervient donc pour rappeler que sa propre puissance est supérieure à celle des hommes. Ceux-ci ont bâti la tour pour « ne pas être dispersés », Dieu « les dispersa sur toute la surface de la terre » ; ils voulaient « se faire un nom », Dieu brouille leur langue, les empêchant de se comprendre. Ils bâtissaient leur première grande œuvre, elle restera inachevée. Le nom même de la ville, Babel, change de signification, faisant de la « Porte du dieu » le lieu où tout va se « Confondre ».
Dans les commentaires hébraïques, postérieurs à la Bible, Dieu ne condamne pas le progrès mais le fait que la construction de la tour manifeste un mépris de la vie humaine : dans cette entreprise collective, la mort d’un ouvrier finit par compter moins que la perte d’une brique. Il est dit aussi que les hommes perdent la mémoire après l’épisode de la tour. D’autres ajouteront que le but des bâtisseurs était de vénérer des idoles, de se mesurer à Dieu et de lui faire la guerre aux cieux, tandis que d’autres traditions évoquent encore l’ambition de Nemrod de garantir les hommes d’un nouveau Déluge infligé par Dieu. Ainsi, tout au long de la Bible, Babylone fait partie de ces villes maudites promises à la destruction par les prophètes, comme le sont Sodome et Gomorrhe. Esaïe annonce la chute du souverain qui condamna le peuple hébreu à l’exil et qui ravagea Jérusalem, Nabuchodonosor II. Un renversement total s’opère, du haut au bas, de la splendeur à la misère :
« Le jour où le SEIGNEUR t’aura donné le repos, après ta peine, ton tourment et la dure servitude à laquelle tu as été assujetti, Tu entonneras cette chanson sur le roi de Babylone : Comment a-t-il fini, l’oppresseur ? Comment a fini son arrogance ? (…) Comment as-tu été précipité à terre, toi qui réduisais les nations, Toi qui disais : – Je monterai dans les cieux, je hausserai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, je siégerai sur la montagne de l’assemblée divine à l’extrême nord, je monterai au sommet des nuages, je serai comme le Très-Haut. Mais tu as dû descendre dans le séjour des morts au plus profond de la Fosse ».(Esaïe, 14, Traduction Œcuménique de la Bible)
Jérémie proclame l’anéantissement de la cité orgueilleuse et corrompue :
« Babylone était une coupe d’or aux mains de Yahvé, elle enivrait la terre entière, les nations s’abreuvaient de son vin c’est pourquoi elles devenaient folles. […] Toi qui sièges au bord des grandes eaux, toi, riche en trésors, ta fin est arrivée, le terme de tes rapines. […] La terre trembla et frémit. C’est que s’exécutait contre Babylone le plan de Yahvé : changer le territoire de Babylone en solitude sans habitants. […] Babylone deviendra un tas de pierres, un repaire de chacals, un objet d’épouvante et de dérision, sans plus d’habitants. […] Babylone escaladerait-elle le ciel, renforcerait-elle sa citadelle inaccessible, sur mon ordre lui viendront des dévastateurs, oracle de Yahvé. Bruit d’une clameur qui sort de Babylone, d’un grand désastre, du pays des Chaldéens ! Car Yahvé dévaste Babylone ». (Jérémie, 51, La Bible de Jérusalem)
Et à la fin du Nouveau Testament, Jean prophétise à son tour la condamnation et la destruction de Babylone :
« Alors l’un des sept Anges aux sept coupes s’en vint me dire : " Viens, que je te montre le jugement de la Prostituée fameuse, assise au bord des grandes eaux. […] Il me transporta au désert, en esprit. Et je vis une femme, assise sur une Bête écarlate couverte de titres blasphématoires et portant sept têtes et dix cornes. La femme, vêtue de pourpre et d’écarlate, étincelait d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle tenait à la main une coupe en or, remplie d’abominations et des souillures de sa prostitution ». (Apocalypse, 17, La Bible de Jérusalem)
« A la mesure de son faste et de son luxe, donnez-lui tourments et malheurs ! Je trône en reine, se dit-elle, et je ne suis pas veuve, et jamais je ne verrai le deuil…Voilà pourquoi, en un seul jour, des plaies vont fondre sur elle : peste, deuil et famine ; elle sera consumée par le feu. Car il est puissant, le Seigneur Dieu qui l’a condamnée. Ils pleureront, ils se lamenteront sur elle, les rois de la terre, les compagnons de sa vie lascive et fastueuse, quand ils verront la fumée de ses flammes, Retenus à distance par peur de son supplice : " Hélas, hélas ! Immense cité, ô Babylone, cité puissante, car une heure a suffi pour que tu sois jugée ! " Ils pleurent et se désolent sur elle, les trafiquants de la terre ».(Apocalypse,18, La Bible de Jérusalem)
Au moment de la rédaction de l’Apocalypse, Babylone désigne Rome, qui persécutait les chrétiens et qui détruisit le Temple de Jérusalem en 70. Désignée comme la Grande Prostituée, Babylone exhibe un luxe contraire à l’humilité prônée par les Évangiles. Plus tard, à la Renaissance, Luther comparera lui aussi Rome, celle des papes, à la Babylone corrompue. Pétrarque, dans ses sonnets, désigne Avignon, la ville des papes, sous le nom de Babel. C’est à cette époque que le latin disparaît en tant que langue universelle. L’épisode de Babel redevient très présent dans les esprits des hommes du XVIe siècle.

II. Inverser la malédiction de Babel
L’envers de Babel dans la perspective chrétienne, c’est la reconstruction d’une union et d’une communication entre les hommes, et une alliance rétablie entre le Ciel et la terre. Un des éléments symboliques qui fonctionne à l’inverse de la tour de Babel est l’échelle de Jacob :
« Il eut un songe : voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient » (Genèse, 28, TOB).
L’échelle, inspirée par Dieu, représente le lien entre le Ciel et la terre que n’avait pas su incarner la tour, érigée à l’initiative des hommes. Dieu promet ensuite à Jacob une descendance dispersée sur toute la terre – la dispersion, signe de fécondité, est une bénédiction. Enfin, le lieu est nommé comme l’était Babel, mais cette fois la signification du nom est positive, signe d’alliance et non de confusion.
« Il appela ce lieu Béthel – c’est-à-dire Maison de Dieu ».
Dans le Nouveau Testament, l’épisode du miracle de la Pentecôte met fin à la difficulté des hommes à se comprendre ; il n’y a pas de retour à une langue unique, mais les diverses langues humaines deviennent compréhensibles par tous :
« Quand le jour de la Pentecôte arriva, ils se trouvaient réunis tous ensemble.
Tout à coup il y eut un bruit qui venait du ciel comme le souffle d’un violent coup de vent : la maison où ils se tenaient en fut toute remplie ;
Alors leur apparurent comme des langues de feu qui se partageaient et il s’en posa sur chacun d’eux.
Ils furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer.
Or, à Jérusalem, résidaient des Juifs pieux, venus de toutes les nations qui sont sous le ciel.
A la rumeur qui se répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa propre langue.
Déconcertés, émerveillés, ils disaient : « Tous ces gens qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens ?
Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ? » (Actes, 2, TOB)
Seule la parole de Dieu peut être comprise de tous, et sur toute la terre :
« Et je vis un autre ange qui volait au zénith. Il avait un Évangile éternel à proclamer à ceux qui résident sur la terre : à toute nation, tribu, langue et peuple ». (Apocalypse, 14, TOB)
Enfin, Jean évoque l’intervention d’un ange qui lui désigne une ville, la Jérusalem céleste, qui est tout l’inverse de Babylone :
« Il me transporta en esprit sur une grande et haute montagne, et il me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu. Elle brillait de la gloire même de Dieu. Son éclat rappelait une pierre précieuse, comme une pierre d’un jaspe cristallin. Elle avait d’épais et hauts remparts. Elle avait douze portes et, aux portes, douze anges et des noms inscrits : les noms des douze tribus des fils d’Israël. (…) Mais de temple, je n’en vis point dans la cité, car son temple, c’est le Seigneur, le Dieu Tout-Puissant ». (Apocalypse, 21, TOB)
Cette ville vient du ciel, et non d’une civilisation humaine ; elle est richement décorée, comme Babylone, mais ce rayonnement est divin et non celui de la richesse des rois ; des inscriptions sont gravées, qui ne rappellent pas les hauts faits des princes, mais les noms du peuple élu. Enfin, il n’y a pas de temple sous forme de gigantesque tour à étages, puisque la ville est elle-même le lieu saint, habité par Dieu.
III. Une réflexion sur la diversité des langues et des peuples
Au XVIe siècle, le terme « Babel » devient un substantif qui désigne un lieu rempli de confusion. Aujourd’hui, il est un toujours utilisé dans ce sens, mais celui-ci s’est élargi vers une absence de communication, une construction démesurée, une entreprise vaine.
L’image de la tour est devenue un cliché au XVIIe, dans la réplique de Madame Pernelle qui se plaint de la cacophonie mondaine dans la maison d’Elmire (Molière, Tartuffe, I, 1) :
« Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées,
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
Et comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
C’est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune ».
Chateaubriand appelle l’Encyclopédie une « Babel des sciences » en 1803. Puis plusieurs occurrences dans la littérature de variations du mot lui-même viendront encore renforcer son sens de désordre invraisemblable. On les trouve sous la plume de Hugo - « Le couvent espagnol surtout est funèbre. Là montent dans l’obscurité, sous des voûtes pleines de brume, sous des dômes vagues à force d’ombre, de massifs autels babéliques » (Les Misérables), et de Verlaine qui décrit le nouveau Palais de justice de Bruxelles comme « babéliquement monumental » (Mes Prisons).
Chez Claude Simon, c’est « une sorte de chœur incohérent, désordonné, de babelesque criaillerie, comme sous le poids d’une malédiction » (La Route des Flandres), et chez Michel Tournier, la « condition babélienne » est celle de l’humanité (Les Météores)…
Car le problème de la confusion se déplace peu à peu, dans la pensée des intellectuels ; il n’est plus la simple conséquence d’une pluralité de langues ou de voix, il atteint la faculté même du langage, commune à tous les hommes.« Le mythe de Babel, c’est le mythe de la destruction du langage comme instrument de communication ; or le langage est frappé à la fois comme pouvoir de l’individu par mensonge, bavardage, flatterie, séduction – et comme institution par dispersion des langues et par malentendu à l’échelle des ensembles culturels, des nations, des classes, des milieux sociaux ». (Paul Ricœur, Histoire et vérité)
Pendant des siècles, on a regretté ce temps où les hommes, unis par un effort collectif et solidaire, sans difficultés de communication, avaient presque réussi leur construction colossale.
Quelle était donc cette langue unique que parlaient les hommes avant la dispersion de Babel ? On s’est longtemps demandé s’il s’agissait de la langue divine d’Adam, à qui Dieu donne le pouvoir, au Paradis, de nommer les êtres vivants. Cette langue était nécessairement parfaite, « cratylienne » : les mots et les choses étaient alors indissolublement liés, les signes étant naturels, et non conventionnels. Quant au pouvoir créateur de la parole de Dieu lui-même, il transforme le Verbe instantanément en chair : « Dieu dit : – Que la lumière soit ! Et la lumière fut ». L’hypothèse selon laquelle l’hébreu était cette langue originelle, inspirée par Dieu, a longtemps prévalu. Et l’utopie du retour à la situation « pré-babélienne » d’une langue universelle a donné lieu à plusieurs tentatives, dont la plus connue est l’espéranto en 1887, dont le symbole est une tour de Babel.
A partir de la fin du XVIe siècle, on commence à réfléchir sur l’origine des langues de manière historique. Et au XVIIIe, on compare les langues de manière philologique pour en découvrir les correspondances. Rousseau, dans son Essai sur l’origine des langues, élabore la théorie selon laquelle le langage, naturel à l’origine (une série de cris inarticulés correspondant à des besoins), a évolué ensuite avec la nécessité d’exprimer des passions jusqu’à devenir de plus en plus élaboré, formant un système de signes conventionnels.
Aujourd’hui, on découvre une grammaire universelle dont les règles sont communes à toutes les langues : c’est la théorie du linguiste Noam Chomsky. Et dans L’instinct du langage, le chercheur en sciences cognitives Steven Pinker montre, dans une perspective évolutionniste, que la faculté de langage est innée.
Au XXe siècle en particulier, le rapport étroit entre langue et pouvoir devient matière à une réflexion qui mène à interpréter l’épisode de la Genèse comme une chance offerte aux hommes contre les dangers d’une langue (et donc d’une pensée) unique, close sur elle-même. Non seulement on renonce à la recherche de cette langue, mais on la dénonce. La tour est chez certains auteurs considérée comme une utopie totalitaire, qui ne laisse aucune place à l’altérité et la diversité.
« Ce fut le projet de construction le plus grandiose de tous les temps, qui lui valut pour ça l’échec le plus fécond. L’humanité avait renoncé à tout autre désir, tout autre métier : l’Écriture dit qu’elle employait des mots uniques, devarim ahadim. Elle s’était concentrée exclusivement sur une seule tâche, comme une société d’abeilles, de fourmis. Dieu la détourna de cette impasse : on ne pouvait atteindre le ciel avec des pierres et de la chaux. (…) Dieu intervint par le don mystérieux des langues qui nous contraint à apprendre les multiples façons de nommer le même soleil, le même pain. (…) Voici qu’avec la multiplication des langues se multiplient les horizons. (…) Il ne fallait pas monter au sommet du ciel pour survivre, il ne fallait pas se retrancher dans une défense, mais se lancer à l’aventure du monde. Dieu enseigne ici que plus elle est variée et plus elle se met à l’épreuve, plus l’espèce humaine est forte. Toute tentative de lui donner un seul sang, une seule nourriture, une seule médecine va dans la mauvaise direction » (Erri de Luca, Noyau d’olive, 2002 ; traduction Danièle Valin)
La multiplicité des langues elle-même est une aventure aux confins de la terre, par les mots. La fin de Babel, c’est alors le début du multiculturalisme et de la traduction, mais c’est aussi la possibilité même de la littérature puisque les mots, cessant de correspondre aux choses, ouvrent l’espace de la poésie, qui crée entre eux des liens nouveaux, réinventés. Mallarmé avait dit que la poésie naissait du manque de cette langue première : en venant justement « rémunérer le défaut des langues » (la langue étant « imparfaite en cela que plusieurs, manque la suprême »), elle crée une langue neuve, comme originelle. Car « de plusieurs vocables » la poésie « refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire ».
Le poète arabe Adonis, auteur du Poème de Babel (écrit en 1977), insiste sur la nécessité de recréer sans cesse Babel :
« Je crée Babel dans les voix, les noms, les choses ».
Et il l’explique ainsi :
« Pour tuer la poésie, il suffit de poser qu’il y a une correspondance absolue, parfaite entre les mots et les choses : alors la poésie n’est plus possible, puisqu’elle travaille au contraire dans la distance entre les deux. Ce que j’appelle exil, c’est cette distance entre le poète et la réalité qu’il ne reproduit pas mais qu’il produit, qu’il élabore, qu’il travaille à transformer. (…) Au fond, la tâche de la poésie est de rappeler que le sens n’est jamais achevé, que l’identité est toujours en avant, du côté de l’avenir, non pas dans le passé, dans une tradition immuable, appelée à se répéter indéfiniment ».
« Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte. Le texte de plaisir, c’est Babel heureuse », écrit Roland Barthes à propos du lecteur, dans Le Plaisir du texte.