Présentation
Une histoire bien courte
Les aventures de Jonas n’occupent guère plus de quelques pages, dans la Bible, réparties en quatre courts chapitres. L’histoire commence lorsque Yahvé appelle le prophète, lui demandant d’aller à Ninive. Là, il doit apporter la mauvaise nouvelle de la condamnation de la capitale assyrienne : « la méchanceté de ses habitants, lance le Dieu d’Israël, est montée jusqu’à moi. » La suite est-elle encore connue ? Jonas se refuse à sa mission et s’enfuit d’abord à Jaffa, où il embarque dans un bateau qui doit le conduire à Tarsis, à l’opposé du chemin de sa vocation. A bord, Jonas se retire dans la cale et dort, tandis qu’à l’extérieur la tempête déchaînée par Dieu gronde.
Pressés d’apaiser le courroux des vents, les marins tirent au sort, afin de savoir qui en est responsable. Jonas est désigné et demande de lui-même à être jeté à la mer, pour apaiser la tempête. Là se place l’épisode le plus connu de notre histoire : Jonas est alors englouti par un grand poisson, dans lequel on a voulu voir une baleine, et le prophète en fuite y demeure trois jours et trois nuits, avant d’être vomi par l’animal sur la terre ferme. Cette fois, Jonas doit répondre à la parole que lui adresse Yahvé et le voici en route pour Ninive, où, après qu’il a annoncé le jugement divin aux habitants de la grande ville, ces derniers se repentent de leurs mauvaises actions, échappant ainsi à la colère de Dieu. Jonas, curieusement, s’en offusque et s’installe à l’écart de la ville, sous un ricin. Est-ce donc pour rien qu’il a annoncé la destruction de Ninive ? Et le récit s’achève de façon abrupte, lorsque Yahvé sermonne ce prophète récalcitrant qui ne se satisfait pas de son action clémente.
Un récit et plusieurs genres littéraires bibliques
Si mécontent soit-il, Jonas est identifié comme un prophète, un prophète du VIIIe siècle probablement, évoqué ailleurs dans la Bible, en 2 Rois 14, 25, où il est présenté comme fils d’Amitthaï. C’est à ce titre que le livre dont il est le protagoniste figure, dans le canon biblique, parmi les Douze Prophètes. Et cependant, le récit tel qu’il nous est donné ne relève pas, sur le plan littéraire, et contrairement aux autres livres qui l’environnent, du recueil d’oracles. Le centre de ce récit, ce n’est pas la leçon que Jonas apporte à Ninive, c’est celle qu’il reçoit. Nous aurions plutôt affaire ici à un conte didactique, dans lequel la vocation prophétique est parodiée – Jonas apparaît tel un anti-héros – en quelques épisodes bien tranchés. Mais le fil de ce conte est interrompu, au chapitre 2, par une prière faite à Dieu par un Jonas abandonné au fond des mers, prière qui rappelle les poèmes lyriques des lamentations ou bien encore la poésie des psaumes. C’est notamment ce mélange des genres littéraires qui pousse certains commentateurs, tel James S. Ackerman, à voir dans le Livre de Jonas la marque de la satire classique. « Dans la satire, écrit-il, nous trouvons des événements incongrus, déformés ; un mélange de genres littéraires ; une image de violence au cœur de l’histoire ; des voyages servant de cadre type ; et relativement peu d’insistance sur l’intrigue et l’élaboration des personnages. » (James S. Ackerman, Jonas, Encyclopédie littéraire de la Bible, Bayard, 2003)
Un récit court, mais une grande postérité théologique
Quoi qu’il en soit de cette question des genres littéraires, l’histoire de Jonas, si courte soit-elle, a profondément marqué les esprits. La raison en est qu’elle est évoquée par Jésus Lui-même, au chapitre 12 de l’Evangile de Matthieu. Au verset 38 de ce chapitre, des scribes et des pharisiens, nous dit-on, demandent au Christ de faire un miracle. Et Celui-ci de répondre : « Une génération méchante et adultère demande un miracle; il ne lui sera donné d’autre miracle que celui du prophète Jonas. Car, de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre d’un grand poisson, de même le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre. Les hommes de Ninive se lèveront, au jour du jugement, avec cette génération et la condamneront, parce qu’ils se repentirent à la prédication de Jonas; et voici, il y a ici plus que Jonas. »
L’interprétation de ce passage a fait consensus, pour la tradition : Jésus fait allusion aux trois jours qu’Il passera dans un tombeau, au moment de sa mort, suivie de sa Résurrection. Le signe de Jonas est donc une annonce : la tradition chrétienne, d’après cet épisode des Evangiles, interprètera de manière continue le passage de Jonas par le ventre du poisson comme une préfiguration de la passion du Christ. Et Jonas se voit ainsi rangé, parmi d’autres, mais sans doute plus que d’autres, dans la mesure où c’est Jésus Lui-même qui a la paternité de cette comparaison, parmi les figures christiques.
Plus largement, l’histoire de Jonas apparaît alors, du point de vue chrétien, comme l’annonce, au sein même de l’Ancien Testament, que la parole de Yahvé ne s’adresse plus uniquement aux Hébreux, mais à l’Humanité tout entière. Ninive repentante, c’est l’appel du Dieu d’Israël adressé aux païens. Les aventures de Jonas prennent alors place dans la grande histoire du salut, accordé à tout homme.
Une grande portée symbolique et artistique
Dès lors que la figure de Jonas assumait, sur le plan théologique, un tel rôle, il était inévitable qu’elle marquât les talents artistiques. Dès les premiers siècles du christianisme, les aventures du prophète récalcitrant trouvent leur place dans les représentations iconographiques, par exemple dans les catacombes, et ce au moment où les Pères de l’Eglise, – notamment saint Jérôme avec son Commentaire sur Jonas, mais aussi, dans sa lignée, saint Augustin, dès le Ive siècle – s’appliquent à appuyer, du point de vue théologique, la parenté entre les deux figures de Jonas et du Christ.
Cette parenté s’est trouvée d’autant plus renforcée, dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, qu’elle se trouvait à la confluence de plusieurs symboles forts : celui du poisson et celui du dragon. Le poisson, c’est en effet le Christ encore, si on se souvient que ce fut sous ce signe du poisson que les chrétiens se reconnaissaient, avant que la religion devienne celle de l’Empire, au Ive siècle. Le mot grec Ichtus (poisson) fut en effet lu par les chrétiens comme un idéogramme, chacune de ses lettres renvoyant à la formule « Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur » (Jesu Kristsos Theou Uios Sôter). De là ces très nombreuses représentations de poissons sur les premiers monuments chrétiens.
Quant à la figure du dragon, elle est une variante de ce grand poisson qui avale Jonas. Baleine, dragon, monstre marin, toutes ces figures convergent au Moyen Âge et au-delà, nourrissant la riche symbolique qui évoque les enfers, le mal, Satan. On verra à l’époque médiévale surgir de nombreuses légendes de saints et saintes, luttant contre un dragon ; et chez certains la parenté avec les aventures de Jonas est explicite : ainsi de cette légende de sainte Marguerite, parvenant à sortir vivante du dragon qui l’avait engloutie. Mais un tel épisode doit nous en rappeler un autre : on se souvient qu’une des variantes de l’histoire de Jason, le héros mythologique grec, le présente avalé par le dragon qui gardait la Toison d’or, avant d’en être extrait par la déesse Athéna. Et il arrive à peu près la même chose à Héraklès, dont une partie de la légende, la plus méconnue, semble avoir été influencée par l’histoire de Jonas (voir Texte et image).
De la figure du prophète à celle du personnage littéraire
Si le prophète sorti du ventre du grand poisson prend place, dès l’Antiquité et puis le Moyen Âge dans l’histoire des représentations iconographiques, il faut sans doute attendre la Renaissance, en France, pour que la figure de Jonas donne sa mesure en littérature. Au XVIe siècle, poètes catholiques mais surtout protestants, Théodore de Bèze, Salluste du Bartas ou encore Agrippa d’Aubigné s’appuient sur la tradition et voient en Jonas un symbole et une figure du salut. Mais les poètes ne se contentent pas de camper Jonas en préfigurateur du Christ ; ils ajoutent à la tradition, notamment en développant des passages du texte biblique qui sont à l’origine bien minces.
Dans la poésie protestante du XVIe siècle est déjà en germe une figure de Jonas envisagée pour elle-même, comme individu soumis à l’épreuve. Jonas, ce peut être tout homme, avançant dans une nuit d’angoisse où il doit retrouver son chemin. Bien loin des poètes renaissants, le protagoniste d’Albert Camus, dans sa nouvelle Jonas ou l’artiste au travail est ainsi un artiste peintre qui se réfugie dans la solitude pour peindre une ultime toile. Autre figure de Jonas en artiste – un écrivain cette fois, celui de Jacques Chessex, qui erre dans la ville de Fribourg comme son homonyme errait dans Ninive. De figure prophétique, à mesure que la littérature s’en empare, la figure de Jonas devient ainsi une figure de l’errance et de l’individu soumis aux contraintes du monde. C’est ainsi qu’il est présenté dans le Jonas du poète du poète Jean-Paul de Dadelsen. L’épreuve du grand poisson, de la baleine, chez le poète, c’est celle de la noirceur du monde et notamment de la guerre.
Mais le terrain occupé par la figure de Jonas n’est pas vierge, en littérature, entre les reprises qu’en font les poètes du XVIe siècle et les écrivains, romanciers ou poètes du XXe. On se souviendra par exemple que Voltaire, en 1748, fit paraître un conte, Le Monde comme il va, dans lequel il transpose le récit du livre de Jonas, facilement reconnaissable. Là, le génie Ituriel envoie le Scythe Babouc en mission à Persépolis, avant de décider s’il doit ou non détruire la ville.
Si on s’attache ici à privilégier le cadre de la littérature française, il est bien évident qu’il faudrait évoquer bien d’autres avatars de Jonas. Parmi les plus célèbres, le Geppetto de Collodi (Pinocchio), mais surtout le Achab du Moby Dick de Melville, un roman où la figure de Jonas est omniprésente.