Texte et image
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Jonas et le poisson : une inspiration millénaire
Base de table : le Livre de Jonas ; Jonas avalé et rejeté par la baleine,
4e siècle,Etats-Unis, New-York, The Metropolitan Museum of Art
La fortune iconographique de Jonas tient au fait qu’il fut reçu comme une figure du salut : Jonas sortant du poisson, c’est l’homme, dirait Mircea Eliade, quittant la matrice du ventre et naissant à une seconde vie. Du point de vue chrétien, c’est chaque personne échappant à la mort et naissant à la vie éternelle. C’est aussi et d’abord, d’après les Pères, dès le IVe siècle, une figure du Christ, mise en avant par Jésus Lui-même dans les Evangiles, qui fait du signe de Jonas une préfiguration de sa Résurrection.
Marc Chagall, La Barque de Jonas, 1977,Nice, musée national Marc Chagall
L’inspiration qui a fait de Jonas une figure du salut ne s’est jamais démentie. Entre les deux premières œuvres ici présentées, la base de table et le tableau de Marc Chagall, toutes deux centrées sur l’épisode le plus fameux du récit, seize siècles se sont écoulés. Si l’animal, ici doublement sculpté de la statuaire antique, a l’apparence d’un monstre féroce, celui figuré par Chagall a beaucoup perdu de la dangerosité que les siècles se sont plu à lui imaginer, sous l’influence notamment d’autres figures aquatiques dont il sera question plus loin. (Les analyses présentées ici doivent beaucoup à A-S. Durozoy et M-F. Monge-Strauss, revue Graphè n°19, respectivement pp. 67-83 et pp. 85-98 – Voir Ressources)
Du grand poisson à la baleine
Si, dès l’Antiquité, il est fréquent que Jonas soit représenté dans l’épisode du poisson, son attribut principal est d’abord le ricin sous lequel il s’endort, après la conversion, pour lui surprise, de Ninive. Ce n’est qu’à partir du XIIe siècle que son attribut principal, dans les représentations, devient le poisson. Cette époque correspond aussi à celle où la typologie christique s’est imposée.
Le texte biblique ne précise pas quel poisson avale Jonas. Il évoque tout simplement un grand poisson, « dag gadol » en hébreu. Comment passe-t-on alors de ce grand poisson à la baleine, à laquelle l’imaginaire associe l’épisode ?
Le Miroir de l’humaine salvation, 15e siècle, Chantilly, musée Condé
Une histoire de traduction
En traduisant la Bible en grec, les LXX utilisèrent, pour évoquer l’animal auquel Jonas est confronté, le terme kêtos, qui évoque un animal marin de grande taille, un cétacé, un dauphin ; mais c’est le même terme, chez Hésiode, qui lui fait évoquer un monstre, comme celui par exemple qu’affronte Persée délivrant Andromède. La version latine de la Vulgate, utilise quant à elle deux termes : saint Jérôme traduit littéralement l’hébreu en piscis grandis ; dans l’Evangile de Matthieu, pour évoquer le signe de Jonas, c’est le terme de cetus qu’on trouve, terme qui, comme le grec kêtos évoque tout gros poisson de mer, mais aussi un monstre marin.
Grand poisson, monstre marin : les premières représentations de l’animal qui engloutit Jonas témoignent de la polyvalence de significations associée au terme et le prophète n’est pas englouti par un poisson, ni une baleine, mais par un monstre hybride qui a souvent une tête de loup et un corps de serpent, ainsi qu’en témoigne la base de table antique présentée plus haut.
Jonas sortant de la baleine, Brueghel de Velours (dit), Brueghel Jan I (1568-1625)(attr)
Un aspect particulièrement monstrueux
Tout au long du Moyen Âge, mais surtout à partir du XVe siècle, la baleine étant mieux observée, les monstres marins qui recrachent Jonas, dans les représentations, commencent à avoir quelques caractéristiques de la baleine, c’est-à-dire, dans l’esprit du temps qui méconnaît l’animal, l’aspect d’un grand poisson, ainsi que le veut le texte biblique. Dans le même temps ou presque, au XVIe siècle, certaines traductions de la Bible traduisent l’hébreu «dag gadol » par baleine (par exemple Olivétan, en 1535). Et Calvin, résumant l’épisode après ces traductions, peut ainsi écrire : « Jonah englouti de la baleine ».
Mais cette meilleure connaissance de la baleine reste très relative. Et c’est clairement l’aspect monstrueux qui prédomine dans les représentations qui sont faites, au cours des siècles, de cet épisode. Un peintre tel que Brueghel peut bien, parmi beaucoup d’autres, intituler son tableau Jonas sortant de la baleine (à moins que le titre ne soit pas de lui !), son grand poisson a surtout l’apparence d’un être difforme et laid. C’est le monstre hybride qui apparaît encore sur l’assiette exposée au Louvre, pourtant elle aussi intitulée Jonas et la baleine.
Assiette : Jonas et la baleine, 16e siècle, musée du Louvre
Une symbolique négative
L’imaginaire s’est donc engouffré dans le vide laissé par la méconnaissance du mammifère marin baleine. La symbolique qui lui est associée relève, comme le signale Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, dans leur Dictionnaire des symboles, de la « Bouche d’ombre ». Cette bouche d’ombre, c’est, du point de vue symbolique, une matrice relevant de la mort initiatique. Passer par le ventre de la baleine, c’est entrer dans un état d’obscurité intermédiaire, d’où on ressort changé, né à nouveau.
Mais baleine ou grand poisson, depuis l’Antiquité on associe de toute façon les grands animaux marins à une symbolique négative, qui interfère largement dans les représentations du récit de Jonas. Le grand ou gros poisson, c’est, dans l’imaginaire millénaire, un être associé au mal, au démoniaque. Figure monstrueuse, le grand poisson engloutit les hommes qui vivent alors une descente aux enfers. De nombreux théologiens chrétiens perpétuent cette image infernale du monstre marin : mis sur le même plan que le tombeau qui reçut le Christ, le ventre de la baleine devient à la fois image de la tombe et image des enfers d’où il faut sortir pour une nouvelle vie.
Grand poisson ou Léviathan ?
Léviathan, 2e quart de 13e siècle, Bourges, musée du Berry
Mais une autre source de l’image négative associée à la baleine ou au grand poisson se trouve dans la Bible elle-même. Un des noms que la tradition millénaire, laquelle se reflète dans les écrits bibliques, a posé sur le monstre marin dévorant les hommes, c’est celui du Léviathan, avec lequel les représentations du poisson qui avale Jonas a dû interférer. Issu de la mythologie phénicienne, le Léviathan est dans la Bible un monstre dont Yahvé a eu raison, et vivant dans la mer. Figure du diable, l’animal apparaît dans trois livres : Job, Isaïe, et les Psaumes. Les caractéristiques iconographiques du monstre sont diverses : ours, loup, le Léviathan est cependant le plus souvent représenté, tel l’animal qui avale Jonas, comme un gros poisson d’aspect horrible, qui dévore les damnés dans une gueule largement ouverte.
Et pour se convaincre que cette image de Léviathan, associée à la baleine, a joué un rôle considérable, jusqu’à une époque récente, il suffit de relire Moby Dick, de Melville. Le terme Léviathan apparaît 116 fois, dans le roman et, presque toujours, il est utilisé comme synonyme de baleine.
Bien loin de l’art des sculpteurs médiévaux dont l’œuvre de Bourges ici témoigne, le sculpteur anglais Anish Kapoor a donné récemment une représentation saisissante du Léviathan. Cette matrice rouge sang gonflée de 72 000 m3 d’air a empli, en 2011, l’espace impressionnant de la nef du Grand Palais. Le visiteur a alors pu se sentir entrer dans les entrailles du monstre dévorateur.
Anish Kapoor, Leviathan, (C) Collection Raphaël Gaillarde
Poissons et dragons
Léviathan ou gros poisson avalant Jonas : le caractère hybride est donc dominant dans les représentations qui furent réalisées à travers les siècles de ces figures monstrueuses, Ces figures peuvent tenir tout à la fois du poisson, du crocodile, du serpent ou de l’animal terrestre à gueule carnassière. Ce mélange terrifiant doit nous évoquer une autre figure terrible, celle du dragon, avec laquelle les représentations évoquées ici interfèrent.
Giulio di Pietro de Pippi (1499-1546), Sainte Marguerite,
Paris, musée du Louvre
Bien des légendes médiévales témoignent de ces interférences. Songeons par exemple à la figure de sainte Marguerite d’Antioche, dont l’histoire légendaire rappelle celle de Jonas. Une version de cette légende, racontée par Voragine dans La Légende dorée, rapporte en effet que la jeune femme, enfermée dans une prison par le préfet Olibrius à qui elle refuse de se donner, voit apparaître un dragon qui l’avale. Munie du signe de croix, écrit Voragine, la sainte crève le ventre du monstre et en sort saine et sauve.
Nombreuses sont les représentations de cet épisode et on y voit souvent la sainte au-dessus du dragon, au moment où elle en sort. Bien des fois, les œuvres figurent la sainte piétinant le dragon, représentation qui n’est pas sans en évoquer plusieurs autres : on pense à la figure de saint Michel terrassant le dragon, illustration courante du livre de l’Apocalypse, qui évoque la bête satanique de la fin des temps ; celle de saint Georges, aussi, aux prises avec la même bête monstrueuse.
Grand poisson, Léviathan, dragon démoniaque … toutes ces figures sont finalement restées telles des avatars du mal, dans l’imaginaire artistique.
Giusto de’ Menabuoi (1330-1390), Cycle de l’Apocalypse :
La Bête qui monte de la mer, Italie, Padoue, Battistero di San Giovanni Battista
Cétacé ou monstre ?
La mythologie grecque, on le sait, offre quantité d’histoires monstrueuses. L’une d’entre elles, nous intéresse ici particulièrement et c’est celle d’Arion. Célèbre joueur de lyre vivant à la cour du roi de Corinthe, il décide un jour de se rendre en Sicile, afin d’y participer à un concours de poésie. Arion l’emporte, on s’en doute ; mais, sur le chemin du retour, les marins avec qui il voyage décident de le tuer et de lui voler la grosse somme d’argent qu’il a gagnée. Près de mourir, Arion demande à jouer une dernière fois de la lyre. Son chant charme les dauphins, animaux sacrés d’Apollon, qui s’approchent. Se jetant à la mer, Arion est ramené à terre par un des dauphins, avant de retourner à Corinthe.
Dürer Albrecht (1471-1528), Arion chevauchant un dauphin, Allemagne, Hambourg, Kunsthalle
Arion est souvent représenté chevauchant ce dauphin qui lui sauve la vie. La légende a bien des traits communs avec celle de Jonas, on le voit ; avec celle de sainte Marguerite, peut-être. Mais il est intéressant aussi de constater que les représentations qui furent faites du dauphin, comme celles de la baleine, relèvent nettement de la fantaisie. Voyez le dauphin de Dürer : loin de posséder cette aura négative de la baleine, l’animal n’en ressemble pas moins à un monstre hybride, entre dragon et poisson !
Hiolle Ernest Eugène (1834-1886), Arion assis sur le dauphin,
Paris, musée d’Orsay
Héraklès ou Jonas ?
Mais une autre histoire que celle d’Arion est significative. C’est Hermann Melville qui la rapporte, au chapitre LXXXII de Moby Dick. Le narrateur, soucieux de nommer au lecteur les ancêtres prestigieux des baleiniers, évoque de nombreuses figures légendaires, issues de la mythologie grecque ou de la tradition chrétienne. Persée, saint Georges, nous assure-t-on, ont vaincu, non pas des dragons, mais des …baleines ! Que ces dernières aient été représentées telles des monstres, il faut l’attribuer, un peu comme nous l’avons fait plus haut, au fait que « les artistes n’avaient aucune connaissance de la forme véritable de la baleine. » Mais le plus intéressant est cette légende, à laquelle le narrateur fait allusion, légende qui raconte comment Héraklès délivra une jeune fille, Hésione, alors qu’elle était attachée à un rocher. Fondant tout armé sur le monstre marin qui attaquait, Héraklès, dans certaines versions, (celle du poète Lycophron, dans Cassandre, par exemple) entre par sa gueule et y demeure trois jours, avant d’en sortir victorieux.
Hercule et Hésione, Raoul Lefèvre, Histoires de Troyes, 15e siècle.
On voit bien l’intérêt pour nous de ce récit : il montre que l’histoire de Persée et Andromède (délivrée alors qu’elle était attachée à un rocher, comme Hésione), celles de Héraklès et de Jonas se rejoignent, chacun des protagonistes ayant eu peut-être à vaincre une baleine. Et Melville, dans la lignée des commentateurs de la tradition chrétienne, d’affirmer donc, à la fin du chapitre LXXXII, que « cette histoire d’Hercule et de la baleine dériverait de l’histoire hébraïque plus ancienne encore de Jonas ».