Présentation
Un art millénaire de conter
Dès lors qu’on lit un texte narratif, faire la distinction entre l’histoire qui nous est contée et la mise en récit de cette histoire semble une évidence. Entrer dans un récit, c’est faire l’épreuve d’une intelligence narrative, derrière laquelle, identifié ou bien anonyme, se révèle un auteur et le sens qu’il veut donner au récit qui nous est fait. Confiez une même histoire à dix auteurs différents, vous aurez autant de récits, relayés par au moins autant de narrateurs.
L’étude de la Bible a été longtemps laissée aux soins des écoles historico-critique et archéologiques, nées, à l’époque moderne, dans le sillage des études proprement théologiques qu’elles prétendaient concurrencer voire remplacer. Cette logique continue à avoir sa légitimité, pour un texte qui constitue le fondement historique de plusieurs religions, un texte pour lequel il s’est agi de démêler ce fonds historique du fonds mythique. Seulement, la Bible est également un texte, mieux, un ensemble de textes littéraires, que l’on peut par exemple classer en genres, aisément identifiables. C’est dire que poèmes, récits, contes, lettres, présents dans la Bible, obéissent aux mêmes logiques narratives que les autres textes littéraires. On peut même aller jusqu’à dire que ces logiques narratives, elles les ont souvent créées.
C’est cette évidence, qui n’en est pas une pour beaucoup, que l’analyse narrative, initiée par Seymour Chatman aux États-Unis entend mettre en avant. Derrière chaque texte biblique, nous dit-elle, il y a un ou des auteurs, qui confient une histoire à un ou plusieurs narrateurs, selon une mise en récit particulière, unique, orientée pour faire surgir le sens du texte. Après Chatman, de nombreux chercheurs se sont engagés dans cette voie qui prend au sérieux la portée littéraire de la Bible et les plus renommés de ces analystes se nomment Robert Alter, un autre Américain, mais aussi des Européens tels que Daniel Marguerat ou André Wénin.
La Bible témoigne donc, au-delà des débats historiques, d’un art millénaire de raconter dont il faut être conscient et qu’il s’agit de mettre en évidence, dès lors que, dans une classe, on s’adresse à des élèves confrontés aux textes.
Dire que la Bible a une dimension narrative, c’est affirmer que la théologie elle-même a une dimension narrative. Les Hébreux d’abord, les premières communautés chrétiennes ensuite, mettent Dieu et les hommes en intrigue (1) ; en se racontant, ils racontent à l’humanité sa propre histoire et comptent sur l’intelligence des lecteurs ou des auditeurs pour la comprendre et en tirer enseignement.
Lire la Bible, une bonne fois ?
Face aux méthodes historico-critiques, on peut penser que l’analyse narrative est une chance, offerte aux professeurs de lettres mais aussi finalement à tout lecteur de bonne volonté, pour reprendre une expression elle-même biblique, de lire et faire lire la Bible sans être obsédé par la véracité historique des récits qui nous sont faits. L’approche historico-critique serait une approche de la méfiance, à l’égard de textes dont elle met plutôt en avant le caractère composite, tandis que l’approche littéraire se voudrait plutôt une approche de la confiance : en dehors des incohérences apparentes qui peuvent parfois se manifester, dans la structure des textes, elle distingue une cohérence supérieure, qui est l’œuvre d’auteurs intelligents, qui manient souvent avec génie l’art du récit.
Être convaincu que l’Ancien et le Nouveau Testaments sont une bibliothèque faite de récits bien ou même génialement composés, est une condition indispensable pour qu’enfin on ose les faire lire en classe. Au lieu de cela, qu’arrive-t-il, en pratique ? Dès lors qu’il s’agit, conformément aux programmes, de faire lire la Bible aux élèves, on se contente le plus souvent des mêmes extraits, des mêmes courts passages de la Genèse, des mêmes récits de création. C’est qu’on n’a pas conscience que la Genèse, pour reprendre ce seul exemple, est un cycle narratif cohérent et complet, qu’on ne peut couper arbitrairement sans en dénaturer le sens.
Le roman de Joseph, sommet du cycle de la Genèse
Avant d’être strictement théologiques, édifiantes, les histoires rapportées dans la Bible, sur le mode narratif ou poétique confrontent donc les hommes qui les lisent à leur propre visage : celui de la rivalité fratricide, du ressentiment qu’ils éprouvent les uns pour les autres. Et cette rivalité, ce ressentiment, les récits bibliques demandent aux hommes d’en prendre acte. Si la Bible est pleine d’intrigues terribles, de crimes, de sang versé, c’est qu’elle est un témoignage accablant contre les hommes. Un texte angélique ne serait pas autre chose qu’un mensonge.
Entrer dans la Genèse, c’est donc entrer dans un cycle narratif cohérent, qui envisage l’humanité engagée dans un cycle de la violence qu’il faut circonscrire afin d’examiner les solutions qui s’offrent à cette même humanité pour en sortir.
« Cette saisissante progression de la cohérence narrative, rappelle André Wénin à propos de la Genèse, – qui n’atteint jamais la perfection, cependant – reflète peut-être ce qui se passe quant à la compréhension par le lecteur des enjeux de ce qu’il lit. Plus il progresse dans sa lecture, en effet, plus il est à même d’opérer les connexions lui permettant de saisir davantage la cohérence de ce qu’il lit. »
La Genèse est donc conçue comme un récit constitué d’un ensemble de cycles narratifs : chacun a une cohérence propre, mais la cohérence globale ne se fait jour qu’au final du parcours narratif.
« Sur ce plan, rappelle encore André Wénin, le narrateur de la Genèse est un maître. Il donne à son récit une cohésion que le lecteur est invité à retrouver au-delà des épisodes singuliers juxtaposés dans des cycles de plus en plus cohérents à mesure que l’on avance : récits des origines (Gn 1-11), épisodes de la vie d’Abraham ( 12-25), cycle de Jacob (25-36), roman de Joseph (37-50). »
Dès le premier de ces cycles est posée la question du devenir humain, installé, au sein de la création, à mi-chemin entre les animaux et Dieu. Le cycle des origines pose le thème principal, celui de la nature animale de l’homme, qu’il s’agit d’humaniser toujours davantage. Devenir humain c’est d’abord ne pas faire comme les animaux, se dévorer entre eux. Pour que l’humain advienne, dit Wénin, il faut maîtriser l’animalité, en nommant les animaux par leurs noms et en tenant à distance sa propre part animale. Si l’élu de Dieu est un pasteur tout au long de la Genèse, c’est parce qu’il est celui qui conduit les animaux et ne se laisse pas guider par eux.
Cette maîtrise, cependant, s’accompagne d’un lâcher prise : contenir son animalité, c’est apprendre à renoncer à la convoitise, au pouvoir que l’on veut exercer sur les êtres et les choses. C’est ce qu’apprend Abraham en quittant la maison de son père, puis en étant dépossédé de presque tout, à l’exception d’un morceau de la terre promise.
Jacob, ensuite, d’abord homme de la convoitise, qui extorque le droit d’aînesse à son frère, lui vole sa bénédiction, apprend également le lâcher prise : il perd son père, son épouse Rachel, est près aussi de perdre son fils préféré, Joseph.
Joseph, justement, est l’objet de toutes les envies : fils préféré de son père Jacob, il est envié par ses frères qui presque tous cherchent à s’en débarrasser, cédant à la jalousie. Plus tard, la femme de Putiphar jette son dévolu sur lui et le protagoniste subit la prison, avant d’accéder aux plus hautes responsabilités, en Égypte. L’histoire de Joseph, sommet de la Genèse, c’est le point final mis à un cycle où c’est le fils préféré de Jacob qui enseigne à ses frères le renoncement à la convoitise.
L’histoire de Joseph : d’autres lectures possibles
Mais bien des lectures du roman de Joseph sont possibles. On ne peut pas, par exemple, être indifférent au fait que l’histoire de Joseph, justement parce qu’elle s’inscrit dans un art millénaire du récit, présente bien des points communs avec de nombreux contes, et notamment avec le fameux conte égyptien des Deux frères. René Girard, quant à lui, a depuis longtemps remarqué les parentés visibles entre l’histoire d’Œdipe et celle de Joseph. Cette lecture extrêmement stimulante et éclairante, dans la mesure où elle identifie sans doute, en dehors des lectures mythiques de l’épisode de la Genèse, une des grandes spécificités des textes bibliques, ne mérite pas de rester dans l’ombre.
Enfin, et puisqu’il s’agit d’un des objectifs majeurs fixé à la collection Textes fondateurs, il faudra suivre la postérité de la figure biblique de Joseph dans la littérature française, dans les œuvres françaises de Saint-Amant, de Voltaire, de Pétrus Borel, de Léon Bloy ou encore de Élie Wiesel. Seront évoqués également les avatars européens de Joseph, tels qu’ils s’incarnent par exemple chez l’Allemand Thomas Mann et le Russe Dostoïevski. N’oublions pas non plus que le Coran consacre une sourate entière au personnage de Joseph.
(1) L’expression renvoie au sous-titre du livre suivant : Bible et littérature, L’homme et Dieu mis en intrigue, (collectif), Bruxelles, Éditions Lessius, 1999.