Présentation
S’il semble évident que le mythe d’Europe a sa place parmi les figures et motifs fondateurs de notre civilisation, on se trouve rapidement confronté à une riche diversité qui rend son interprétation délicate. D’abord, ce n’est pas une figure nommée « Europè », mais plusieurs que l’on découvre dans les sources antiques. Ensuite, chacune de ces figures apparaît dans de nombreux textes, sous des aspects assez divers, parfois divergents.
Terre cuite, Béotie Ve s. av. J.C.
Il convient donc, dans un premier temps, de circonscrire notre étude à l’une des identités d’Europe, puis, sans les affadir ni les forcer à entrer dans notre cadre, d’accueillir les différentes traditions textuelles concernant celle-ci : dans la diversité de ces fils narratifs, on tentera de trouver des dominantes, des récurrences à partir desquelles les nuances ou variations deviendront signifiantes et fourniront des supports à la réflexion.
Les représentations iconographiques (des fresques, statuettes ou vases de la Grèce antique aux tableaux contemporains) révèleront elles aussi la diversité des traditions et des interprétations auxquelles cette figure best online casino canada a pu et peut donner lieu.
Métope du temple de Sélinonte VIe s. av. JC
Enfin, le critère de l’époque dans laquelle tel texte ou tableau a vu le jour devra également être pris en compte, tant il est vrai que le mythe, par-delà son invariance, sa valeur intemporelle, se prête souvent à des métamorphoses qui traduisent les préoccupations propres à un moment de l’histoire.
Mais une question majeure encore se pose : pour nous, aujourd’hui, Europe est-elle d’abord une figure mythologique, un motif littéraire ou pictural ? Hors contexte, c’est bien plutôt, en premier lieu, un continent qu’évoque ce nom, une entité géographique, politique, économique, ainsi qu’un ensemble de peuples. D’où un itinéraire supplémentaire dans notre étude, qui interrogera les liens entre le personnage mythologique et le continent.

Monnaie grecque de 2 euros
À travers cette dernière interrogation, ce sont aussi les liens entre mythe et histoire que l’on sera amené à étudier et, plus fondamentalement, les origines de ce récit fondateur. De l’histoire au mythe, ou ce que dit le mythe, à sa manière, des événements historiques proches de son émergence. Du mythe à l’histoire, aussi : que signifient aujourd’hui, pour nous, Europe, et l’Europe ? Si cette dernière, enfin, est devenue un objet historique, ne demeure-t-elle pas, pour les individus, une réalité à géographie et signification variables, une création continuée que chacun s’approprie, un horizon peut-être davantage qu’une réalité… Nous voilà proches, à nouveau, de la définition du mythe !
Quelle Europe ?
Le nom d’Europe (Europh en grec, dont nous étudierons l’étymologie bientôt) désigne, dans les textes antiques, plusieurs personnages féminins. Chez Hésiode dans la Théogonie (V, 357), chez Pindare (Pythiques, IV, 44) et d’autres auteurs, Europe est une déesse de la mer, fille de Thétys et Océan dans certains cas, épouse de Poséidon dans d’autres. Dans nombre de textes, il s’agit en revanche d’une mortelle : plusieurs sources, à commencer par l’Iliade (XIV, 321sqq), la présentent comme une princesse, la fille d’Agénor et Telephassa, souverains de Tyr en Phénicie, actuelle ville de Sour, au Liban. C’est plus précisément à cette dernière figure (qui se trouve d’ailleurs à l’origine d’autres « Europe » mortelles célébrées dans différentes régions de Grèce, à diverses époques) que nous nous intéresserons.
Retraçons rapidement les grandes lignes du récit la concernant, celles du moins qui font l’objet d’un relatif accord entre les auteurs antiques (cf « corpus littéraire »).
Un jour que la princesse Europe se trouvait sur le rivage de sa ville natale avec ses compagnes, un taureau éclatant de blancheur apparut. Ses cornes étaient rehaussées d’un croissant de lune. Après un moment d’effroi, Europe laisse le taureau s’approcher d’elle ; bien plus, elle commence à le caresser et s’assied même sur son dos lorsque celui-ci se couche à ses pieds. Mais, alors, le taureau se relève brusquement, se dirige vers la mer et s’éloigne en fendant les flots.
Cet animal n’est autre que Zeus qui, une fois de plus séduit par une mortelle, a pris pour l’approcher la forme d’un taureau. Europe cramponnée à ses cornes et criant en direction de sa terre natale, Zeus-taureau traverse la mer pour atteindre la Crète et s’arrête près de la ville de Gortyne. C’est là, près d’une source, dans un bois de saules, qu’il s’unit à Europe.
De l’union avec Zeus naissent trois fils : Minos, Sarpédon et Rhadamante. Zeus marie ensuite Europe au roi de Crète, Astérion, qui adopte les fils de celle-ci.
L’histoire d’Europe se poursuit en un autre cycle héroïque concernant sa famille : Agénor, après la disparition d’Europe, envoie les frères de celle-ci (parmi lesquels Cadmos est le plus célèbre) à sa recherche. Si les frères, partis dans des directions différentes, échouent, leurs périples donnent lieu à divers exploits, découvertes, colonisations ou fondation de cités dans différentes régions de Grèce, ainsi qu’à l’instauration de cultes nouveaux. Parmi ces fondations, il faut signaler celle de Thèbes, par Cadmos : le tragique destin des Labdacides, d’Œdipe en particulier, trouve là ses prémices.
Il est vrai toutefois que la figure d’Europe trouve l’essentiel de sa signification dans l’épisode de son enlèvement ; c’est d’ailleurs celui-ci qui fera l’objet de représentations artistiques, dans l’immense majorité des cas. En cela, le destin de cette figure se révèle conforme à celui d’autres figures mythologiques féminines dont le rôle paraît dominé par le fait de donner naissance à des héros…
« Leur rôle une fois rempli, les héroïnes n’ont plus qu’à disparaître, comme Sémélé ou Europe. Leur destinée illustre souvent ce que Walter Burkert a appelé la « tragédie de la jeune fille » : dans un cadre idyllique, elles sont séduites par le dieu qui, le plus souvent, se manifeste sous un déguisement (pluie d’or, taureau, etc.), connaissent ensuite des épreuves avant ou après la naissance du héros et finissent souvent par être reconnues et sauvées par l’enfant qu’elles ont dû abandonner.
Les aventures qu’on leur prête illustrent en bien ou en mal les rôles que la société grecque assigne aux femmes. »1
D’Europe à l’Europe
Existe-t-il un lien entre la figure légendaire et le continent ? Les auteurs antiques s’interrogeaient déjà à ce sujet (c’est le cas notamment d’Hérodote au livre 4 de son Histoire2) et, aujourd’hui encore, il semble difficile de trancher. Un faisceau d’éléments permet cependant d’émettre quelques hypothèses.
L’étymologie d’Europh, d’abord, mérite qu’on s’y arrête. On fait souvent dériver ce nom d’une racine sémitique, ereb-, désignant le coucher du soleil. Il apparaît dès lors naturel que ce terme puisse désigner un territoire situé (par rapport aux locuteurs) du côté du soleil, c’est-à-dire vers l’occident. Pour justifier le nom donné à la jeune femme, on évoque l’étymologie grecque : l’adjectif eurus (eurus) signifiant « large », « profond » et le nom ôpè (de wros) renvoyant au visage ou au regard. Le nom d’Europè renverrait alors à une fille « au regard profond », « au regard sombre ».
Mais cela ne résout pas la question du lien entre ces deux entités. C’est alors que l’on convoque la partie du mythe consacrée au périple des frères d’Europe : on se rappelle que chacun part, depuis leur Phénicie d’origine, vers une région de Grèce (Thasos vers Olympie, Cadmos vers la Béotie, région dans laquelle il fondera Thèbes…) Dès lors, le périple des frères d’Europe à la recherche de celle-ci semble délimiter une aire géographique, établissant un lien entre le nom de la jeune fille et celui du continent.
Un peu de géographie…
Carte du monde selon Hérodote, Ve s. av JC.
Pour autant, la définition géographique de l’Europe est loin d’être claire pour les Anciens. Si l’une des premières références littéraires au continent européen apparaît dans l’Hymne homérique à Apollon que l’on date de la fin du VIIIe siècle avant JC, elle ne définit qu’imparfaitement une aire géographique : Apollon y affirme sa volonté de construire un temple à Delphes «pour ceux qui habitent le gras Péloponnèse, comme ceux d’Europe et des îles ceintes par les flots »3. Au Ve siècle, les références à des limites d’ordre géographique se précisent, chez Hérodote et Hippocrate notamment, qui la font s’étendre entre l’Adriatique et la Mer Noire, soit, approximativement, le périmètre de l’Europe balkanique, conception qui perdurera jusqu’à la période hellénistique.
Ce n’est, toutefois, pas tant la définition purement géographique qui revêt pour les Grecs une signification, que des considérations que l’on qualifierait aujourd’hui de « géopolitiques ». Là aussi, avant d’être reprises au IVe siècle par Aristote et Isocrate4, c’est chez Hérodote et Hippocrate que l’on trouve l’opposition fondamentale : la Grèce se définit par confrontation (et le mot est entendu ici dans son sens le plus fort, belliqueux même) avec l’Asie. Il s’agit alors, particulièrement, dans le contexte des guerres médiques,5 de se distinguer des Perses.
L’opposition entre une Europe assez généralement assimilée à l’Occident et l’Asie va perdurer. On la retrouve notamment dans la poésie augustéenne, tout particulièrement chez Virgile qui, à travers le personnage d’Enée, la guerre de Troie ou la bataille d’Actium souligne l’antagonisme entre Europe et Asie, Occident et Orient. Il reviendra à l’Empire romain et à sa pax romana d’atténuer cet antagonisme, au moment où l’Asie devient province romaine.
…et d’histoire
Il existe souvent des soubassements historiques aux mythes. Le mythe d’Europe, pour commencer par une approche généraliste et imprécise encore, rend compte, sous forme de récit, de mouvements de population dans la Grèce préhellénique. Plus précisément, il paraît vraisemblable que l’enlèvement d’Europe par Zeus rappelle notamment des pillages perpétrés par les Doriens chez les Phéniciens, complétés souvent par le rapt des femmes nobles. Ces épisodes correspondent en outre, de manière très profonde, au début d’une inversion des valeurs que l’enlèvement et le viol mettraient également en scène : durant la période mycénienne (entre le XVe et le Xe siècles), les mentalités dominantes dans le bassin méditerranéen ne réfèrent plus tant à un ordre divin dominé par le féminin (cultes de la grande Déesse, Tanit pour les Phéniciens) qu’à un ordre du Père Divin, représenté ici par Zeus et dont les valeurs ont partie liée avec la guerre et la conquête.6
Diverses sources archéologiques (inscriptions, statuettes, etc) semblent par ailleurs indiquer que la Béotie, région de Thèbes (ville fondée par Cadmos, frère d’Europe, selon la légende) serait le berceau de la seconde partie du mythe, celle qui concerne la geste de Cadmos, aux environs du VIIIe siècle avant JC. Or, des documents archéologiques et littéraires (Thucydide évoque ce point au livre I de son Histoire7) révèlent une expansion phénicienne en Crète, dès l’âge du Bronze, ainsi qu’en Béotie, et dans d’autres régions, notamment en Thrace. On peut donc formuler l’hypothèse suivante : des colons venus de Phénicie ont découvert en Crète la légende d’Europe, qui faisait déjà l’objet d’un culte sur l’île. Quittant la Crète pour poursuivre leur œuvre de colonisation, accompagnés sans doute de Crétois, ces Phéniciens se rendirent en Thrace puis en Béotie où ils se seraient installés. Ainsi la geste cadméenne apparaît-elle comme une manière de justifier la fondation de Thèbes par des étrangers venus d’Orient ou, du moins, comme le souvenir de cet épisode.
Destin littéraire
Si, comme nous l’avons vu, les historiens hésitent à établir de manière claire un lien entre la figure féminine et le continent, les poètes se livrent parfois à cet exercice. Cela ne signifie pas nécessairement, toutefois, que ce lien existe : il relève assez souvent d’une intention esthétique ou politique.
De fait, le destin littéraire de cette figure qui, dans le panorama mythologique, demeure secondaire, ne semble pas suivre une évolution très nette : souvent motif isolé dans des poèmes qui accumulent les références mythologiques, au XVIe siècle notamment, il paraît revêtir dans d’autres textes une dimension morale ou politique.
François Boucher (1703-1770), L’enlèvement d’Europe, Musée du Louvre.
Chaque époque et, au-delà, chaque artiste (après l’Antiquité, ce sont la Renaissance et le XXe siècle qui se saisissent majoritairement du motif d’Europe) vont traduire, à partir de la version qu’ils donnent du mythe, leur propre vision de l’histoire, de la société, ou encore de l’amour.
Le choix de l’artiste va mettre l’accent sur tel ou tel épisode de l’événement, l’enlèvement d’Europe apparaîtra suivant les cas comme un rapt violent ou comme un cortège nuptial auquel prennent part de nombreuses divinités. Le rôle joué par Europe elle-même donnera lui aussi lieu à diverses interprétations : tantôt victime passive et apeurée, chez Horace notamment, elle apparaît, chez Moschos, comme attirée par l’aventure que représente la traversée. D’autres fois, c’est le motif amoureux qui sera mis en avant, un amour qui, par sa puissance, abolit la frontière entre hommes et dieux.
Les mêmes oppositions, résultats de choix de la part des artistes, apparaissent également dans les représentations iconographiques du mythe.
À quoi Europe nous fait-elle penser ?
Les représentations littéraires et iconographiques du mythe d’Europe, par-delà leur diversité, laissent apparaître quelques lignes de force, sujets de réflexion proposé par les artistes aux lecteurs ou spectateurs.
Le cœur du mythe est constitué par l’enlèvement d’Europe : par conséquent il entre ici une certaine violence, que les auteurs choisissent de mettre en valeur, ou non. Si Zeus enlève la jeune phénicienne, toutefois, c’est parce qu’il l’aime ; l’amour constitue, ainsi, un autre thème important pour ce mythe et il est bon d’avoir à l’esprit que, chez les Anciens, violence et amour ont souvent partie liée.
Le tout début du mythe, défini par l’approche de Zeus sous forme de taureau, renvoie à la question de la séduction, par le biais notamment du travestissement qui pourra être interprété de manière positive, mais aussi assimilé à la tromperie. Certains poètes reprendront ce motif à leur compte : de même que Zeus ruse pour séduire Europe, de même leurs vers apparaîtront comme une stratégie pour conquérir une femme aimée. Ou, plus vastement encore, l’art n’est jamais tout-à-fait étranger à la métamorphose : il constitue une autre manière d’appréhender le réel, de lui faire violence parfois.
L’épisode suivant, celui de la traversée puis de l’arrivée en Crète, révèle souvent, à travers les sentiments attribués à Europe, une ambivalence entre, d’un côté, l’attirance pour l’inconnu, la curiosité à l’égard de ce qui est différent et, de l’autre, la crainte face à ce qui est étranger, augmentée de l’arrachement à la patrie. Ce dernier sentiment apparaît fréquemment dans les représentations iconographiques, à travers l’image d’une Europe au visage tourné vers l’arrière, regardant le rivage paternel, où sont restées ses compagnes. Cette ambivalence peut bien entendu se lire comme celle à laquelle se trouve confrontée une jeune fille au seuil d’une nouvelle vie, l’étape qui fera d’elle une femme, une épouse, une mère peut-être. Mais le motif, là encore, trouvera parfois un champ d’application plus large et cette question sera mise en relation avec la vie de tout homme, dans son rapport aux autres et au monde. On revient alors à la référence continentale liée au personnage d’Europe : une fois assimilés la jeune fille et le continent, le motif va parfois représenter les valeurs liées à ces terres (suffisamment nobles pour susciter le désir du roi des dieux) et dès lors, pourra être utilisé dans une visée de propagande idéologique, visant par exemple à justifier une démarche expansionniste.
Liberale da Verona (v.1445-1529), L’enlèvement d’Europe, Musée du Louvre.
1 Suzanne Saïd, Approches de la mythologie grecque (2008), p.26.
2 « Pour l’Europe, de même que nul ne sait si elle est tout entourée d’eau, on est sans lumière sur l’origine de son nom et sur celui qui le lui imposa, à moins de dire que le pays reçut ce nom de la Tyrienne Europé ; elle aurait en ce cas été auparavant anonyme, comme les autres parties du monde. Mais il est certain que cette Europé était originaire d’Asie, et qu’elle ne vint jamais dans ce pays que les Grecs appellent présentement Europe ; elle vint seulement de Phénicie en Crète. » (Hist., IV.45 traduction de Philippe Legrand, éditions des Belles Lettres).
3 Hymne homérique à Apollon, 287, traduction de J.Humbert, édition des Belles Lettres.
4 Aristote, Politique, VII, 2 se livre à des considérations sur les dispositions des deux peuples et les conséquences de celles-ci sur les régimes politiques : « Les peuples de l’Europe sont pleins de courage, mais manquent plutôt d’intelligence et d’habileté ; aussi se maintiennent-ils dans une relative liberté, mais ils manquent d’organisation politique et sont incapables de commander à leurs voisins. Les peuples de l’Asie, au contraire, sont dotés d’une nature intelligente et de capacité technique, mais ils manquent de courage, aussi demeurent-ils dans une soumission et un esclavage perpétuels. » (édition Gallimard, 1993)
- Isocrate, dans le Panégyrique, 149 et 179, puis dans Philippe, 132 incite très explicitement Philippe de Macédoine à reprendre les armes contre l’Empire perse.
5 Deux guerres dites « médiques » opposèrent, au Ve siècle avt JC, l’empire grec et l’empire perse. Ces deux conflits, émaillés de célèbres batailles comme celles de Marathon (490) et Salamine (480) aboutirent à la victoire grecque et firent beaucoup pour la puissance et la prospérité à l’origine de ce que l’on appelle « le miracle grec ».
6 Ce processus est particulièrement développé, augmenté de nombreux exemples, par Françoise Grange, dans son ouvrage intitulé Le mythe d’Europe dans la grande histoire : du mythe au continent : l’humanité aux temps de la Déesse, Paris 2004.
7 Thucydide, Histoire, I, 2-12.