SALOMÉ

Corpus littéraire

Salomé est un personnage des plus mineurs au sein du Nouveau Testament. Elle n’est pas directement liée à l’histoire du Christ, et ne fait donc pas partie des figures qui jalonnent son parcours, comme Lazare ou Marie-Madeleine, et qui dès lors acquièrent le statut capital, pour l’écriture des Évangiles, de témoins des miracles accomplis et de la « bonne parole » prêchée.

Elle va à l’inverse avoir pour fonction, à travers les nombreuses représentations artistiques dont elle est l’objet, d‘incarner l’exemple même d’un comportement féminin condamné. Paradoxalement, la jeune fille que les Évangélistes ne nomment pas devient l’archétype de la femme fatale. Un rôle d’autant plus étonnant qu’elle n’est pas l’instigatrice de la décollation de Jean-Baptiste.

Léonard de Vinci, saint Jean-Baptiste (1513-1516), Musée du Louvre

Cette image dévalorisante se construit essentiellement en littérature dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cinq auteurs jalonnent son évolution : Flaubert, Mallarmé, Huysmans, Laforgue et Wilde. Chacun d’eux va s’inspirer des précédents pour écrire sa propre vision du personnage de Salomé, une vision qui s’éloigne de plus en plus du texte fondateur biblique. L’enjeu de ces réécritures n’est plus vraiment de développer le texte princeps des Évangiles, mais de participer, chacune à sa manière, à la mise en œuvre d’une littérature qui cherche sa modernité au moment où elle connaît une période de crise intense. Cette mise en perspective du mythe « fin-de-siècle » de Salomé est proposée par Bertrand Marchal dans son essai Salomé, entre vers et prose. Ce personnage biblique serait selon lui un enjeu esthétique, à une époque où la tripartition générique de la poésie épique, dramatique et lyrique, éclate sous la poussée de la prose, qui envahit peu à peu le champ littéraire et qui donne lieu à un nouveau classement, celui du roman, en rapport avec la poésie et le théâtre.1 Dès lors, « la figure de Salomé procède d’une volonté de refonder ou, à tout le moins, de repenser la littérature, ou la poésie. »2

Les textes princeps : les trois sources bibliques

L’ordre définitif du corpus des Évangiles a été défini à la fin du IVe siècle par saint Jérôme, lorsqu’il établit le texte latin de la Bible, communément appelée la Vulgate. Deux siècles plus tard, l’évêque Eusèbe de Césarée confronte ces quatre textes canoniques ; grâce à des tableaux de comparaisons, il met en évidence une opposition entre les trois premiers évangiles, de Matthieu, de Marc et de Luc, qui présentent de nombreuses analogies dans l’exposition et la succession des scènes évoquées, et le dernier, celui de Jean, peu enclin aux détails anecdotiques et descriptifs mais plutôt porté vers un point du vue plus mystique.[3] Ce contraste apparaît très clairement dans le traitement narratif de l’épisode de la décollation de Jean-Baptiste. Cet épisode n’est à aucun moment évoqué dans l’Évangile de Jean. Le personnage de Jean-Baptiste n’en est pourtant pas absent. Trois passages lui sont consacrés. Mais ce qui intéresse l’Évangéliste Jean, c’est l’ensemble des paroles que prononce cette figure de prophète et qui portent témoignage de la fonction de messie de Jésus. L’évocation du personnage de Jean-Baptiste s’inscrit bien dans le projet d’écriture de cet évangile, qui s’ouvre sur le primat de la parole, du « Verbe », et qui s’attache prioritairement à rapporter tous les propos tenus par Jésus adulte.4

La danse de Salomé au tympan de la cathédrale de Rouen

Si la mort de Jean-Baptiste est évoquée dans les trois Évangiles synoptiques, elle n’est pas pour autant racontée de manière identique. On opposera alors les Évangiles de Matthieu et de Marc à celui de Luc. En effet, dans ce dernier, les circonstances de l’exécution de Jean-Baptiste sont passées sous silence. Le chapitre 3, versets 19-20 nous apprend la décision d’Hérode d’emprisonner Jean-Baptiste et nous en donne les motivations, qui sont à la fois politiques et personnelles : « Mais Hérode le Tétrarque, qu’il blâmait au sujet d’Hérodiade la femme de son frère et de tous les forfaits qu’il avait commis, ajouta encore ceci à tout le reste : il enferma Jean en prison. » Une décision qui vise à punir un personnage qui critique publiquement le pouvoir royal, met en exergue ses disfonctionnements du point de vue de la morale judaïque, et constitue donc un risque possible de sédition (Luc 3, versets 1 à 18). Il est cependant intéressant de remarquer que le lien matrimonial entre Hérode et sa belle-sœur est passé sous silence. La transgression de l’interdit moral de l’inceste n’est ici évoquée que de manière elliptique.5
Ce personnage ne réapparaît qu’au chapitre 7, versets 18-23, au moment où les miracles accomplis par Jésus acquièrent une grande résonance publique : Jean Baptiste est alors encore en prison et envoie ses disciples demander à Jésus une preuve de sa filiation messianique. Mais au chapitre 9, versets 7-9, nous apprenons, au détour des interrogations d’Hérode sur la réputation croissante de Jésus, que Jean-Baptiste est mort : « Hérode le tétrarque apprit tout ce qui se passait et il était perplexe car certains disaient que Jean était ressuscité des morts, d’autres qu’Élie était apparu, d’autres, qu’un prophète d’autrefois était ressuscité. Hérode dit : « Jean, je l’ai fait moi-même décapiter. Mais quel est celui-ci, dont j’entends dire de telles choses ? » Et il cherchait à le voir. » Le décès de Jean-Baptiste apparaît donc ici comme la conséquence d’une décision politique pleinement assumée par le tétrarque, comme vient le souligner la répétition des pronoms personnels. Aucune mention cependant des circonstances liées au banquet d’anniversaire. Ce sont donc les deux premiers évangiles synoptiques qui s’avèrent les plus intéressants du point de vue du développement narratif de l’épisode de la décollation. Ils ont la particularité de se présenter comme des parenthèses anecdotiques, alors qu’ils relatent un événement particulièrement scandaleux.

Matthieu, 14, 1-12

En ce temps-là, Hérode le tétrarque apprit la renommée de Jésus et il dit à ses familiers : « Cet homme est Jean le Baptiste.
C’est lui, ressuscité des morts ; voilà pourquoi le pouvoir de faire des miracles agit en lui. »
En effet Hérode avait fait arrêter et enchaîner Jean et l’avait emprisonné, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe car Jean lui disait : « Il ne t’est pas permis de la garder pour femme. »
Bien qu’il voulût le faire mourir, Hérode eut peur de la foule qui tenait Jean pour un prophète.
Or, à l’anniversaire d’Hérode, la fille d’Hérodiade exécuta une danse devant les invités et plut à Hérode.
Aussi s’engagea-t-il par serment à lui donner tout ce quelle demanderait.
Poussée par sa mère, elle lui dit : « Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean le Baptiste » Le roi en fut attristé ; mais à cause de son serment et des convives, il commanda de la lui donner et envoya décapiter Jean dans sa prison.
Sa tête lui fut apportée sur un plat et donnée à la jeune fille qui l’apporta à sa mère.
Les disciples de Jean vinrent prendre le cadavre et l’ensevelirent ; puis ils allèrent informer Jésus.

Marc, 6, 14-29

Le roi Hérode entendit parler de Jésus, car son nom était devenu célèbre.
On disait : « Jean le Baptiste est ressuscité des morts ;
voilà pourquoi le pouvoir de faire des miracles agit en lui. »
D’autres disaient : « C’est Elie. »
D’autres disaient : « C’est un prophète semblable à l’un de nos prophètes. »
Entendant ces propos, Hérode disait : « Ce Jean que j’ai fait décapiter, c’est lui qui est ressuscité. »
En effet, Hérode avait fait arrêter Jean et l’avait enchaîné en prison, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, qu’il avait épousée.
Car Jean disait à Hérode : « Il ne t’est pas permis de garder la femme de ton frère. »
Aussi Hérodiade le haïssait et voulait le faire mourir, mais elle ne le pouvait pas car Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme saint et juste, et il le protégeait.
Quand il l’avait entendu, il restait fort perplexe ; cependant il l’écoutait volontiers.
Mais un jour propice arriva lorsque Hérode, pour son anniversaire, donna un banquet à ses dignitaires, à ses officiers et aux notables de Galilée.
La fille de cette Hérodiade vint exécuter une danse et elle plut à Hérode et à ses convives.
Le roi dit à la jeune fille : « Demande-moi ce que tu veux et je te le donnerai. »
Et il lui fit ce serment : « Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, serait-ce la moitié de mon royaume. »
Elle sortit et dit à sa mère : « Que vais-je demander ? »
Celle-ci répondit : « La tête de Jean le Baptiste. » En toute hâte, elle rentra auprès du roi et lui demanda : « Je veux que tu me donnes tout de suite sur un plat la tête de Jean le Baptiste. »
Le roi devint triste, mais à cause de son serment et des convives, il ne voulut pas lui refuser.
Aussitôt le roi envoya un garde avec l’ordre d’apporter la tête de Jean.
Le garde alla le décapiter dans sa prison, il apporta la tête sur un plat, il la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère.
Quand ils l’eurent appris, les disciples de Jean vinrent prendre son cadavre et le déposèrent dans un tombeau.

On peut d’emblée remarquer dans cette mise en perspective que l’évangile de Marc développe plus amplement l’épisode de la mort de Jean-Baptiste. Il conserve la même structure narrative en cinq étapes que celle adoptée par Matthieu : la renommée de Jésus et l’interrogation sur son identité et son lien avec Jean Baptiste décédé; le retour sur les raisons de l’arrestation de Jean-Baptiste ; la scène du festin d’anniversaire et les promesses du roi à la jeune danseuse ; la demande de Salomé qui conduit à la décapitation de Jean-Baptiste ; sa mise au tombeau par ses disciples. Mais dans chacune de ces étapes, il rajoute des détails qui visent à la dramatisation de cette mort tragique.

Titien, Salomé portant la tête de saint Jean-Baptiste sur un plateau, galerie Doria Pamphilj, Rome

Cette amplification passe essentiellement par l’introduction de passages au discours direct, une manière de rendre le récit plus vivant mais aussi d’en attester la véracité. Dans la première étape, le discours direct permet de mettre en relief toute la controverse religieuse suscitée par les paroles et les miracles de Jésus, mais aussi de mettre en évidence la position d’Hérode au sein de ce débat. Dans la troisième étape, ce sont les modalités du serment du tétraque qui se trouvent mises en avant, et qui donnent d’Hérode l‘image d’un roi qui a perdu le sens de toute mesure, de toute réflexion. Dans l’étape suivante, deux répliques sont attribuées à Salomé, ce qui en fait un intermédiaire crucial au sein de la dissension qui opposait le couple royal quant au sort de Jean-Baptiste. L’incongruité de la demande de la jeune fille, présente dans le texte de Matthieu, est d’ailleurs habilement soulignée dans l’Évangile de Marc : la réponse que lui fournit sa mère est prise au sens propre par Salomé, et si elle mentionne devant Hérode la nécessité d’un plat, c’est en toute logique pragmatique.
C’est donc à partir du récit de Marc, qui propose un scénario dramatique plus nuancé, et surtout une psychologie des personnages plus complexe, que tout le mythe de Salomé va ensuite pouvoir se mettre en place. Jean-Baptiste n’a d’intérêt dans cette source biblique que par sa fonction de victime. Il n’est qu’un nom. Jamais il n’a droit à la parole au moment de son exécution. C’est la relation du couple Hérode-Hérodiade qui apparaît comme cruciale dans la décision de sa mise à mort : le stratagème de la danse séductrice, imaginé par Hérodiade, est la conséquence du refus de son époux de punir celui qui l’offense continuellement en public. De ce point de vue, le texte de Marc énonce des motivations bien différentes de celles données par Matthieu : le tétrarque ne craint pas la foule mais Jean-Baptiste lui-même ; il n’est pas présenté comme un gouverneur lâche, mais comme un individu en proie à des questionnements religieux. 5

Aux sources de la renaissance du mythe au XIXe siècle : Gustave Flaubert

Le mythe littéraire de Salomé se développe essentiellement à la fin du XIXe siècle. Il s’inscrit en fait dans cette haine de la réalité contemporaine qui caractérise le mouvement du Symbolisme : à la fois la haine du réel en tant que quotidien insipide et ennuyeux, mais aussi haine du roman naturaliste qu’Émile Zola a su imposer avec le cycle des Rougon-Macquart. « L’idéalisme symboliste est naturellement porté vers tous les ailleurs que proposent les rêves, les mythes, les légendes » orientales et nordiques selon Bertrand Marchal. Dans ce contexte, Salomé devient tout légitimement une figure majeure de cet imaginaire symboliste. Et c’est dans le conte Hérodias, que Flaubert publie en 1877, qu’elle va prendre sa source.

Dans une lettre du 19 juin 1876, Gustave Flaubert revendique très clairement son désir de s’écarter de la source biblique : « L’histoire d’Hérodias, telle que je la comprends, n’a aucun rapport avec la religion. Ce qui me séduit là-dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (qui était un vrai préfet) et la figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon. » Il se place donc très clairement dans une perspective psychologique. En cela, il suit l’interprétation qu’Ernest Renan avait proposée en 1849 dans sa Vie de Jésus. La rédaction d’ Hérodias s’étend sur sept mois, entre août 1876 et février 1877. Il s’agit du dernier des trois récits que Flaubert fait paraître en avril 1877 dans un recueil qu’il intitule Trois Contes, et qui sera la dernière des œuvres publiées de son vivant.
C’est donc un texte de maturité, composé d’ailleurs à la suite d’une période de crise personnelle et de panne d’écriture. Sa rédaction s’est accompagnée d’une abondante documentation, tant historique, que géographique, archéologique et exégétique. L’observation du tympan de la cathédrale de Rouen a sans doute fourni l’idée de départ, tout comme l’un des vitraux a servi de fil directeur pour la rédaction de La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Mais pour la scène de la danse de Salomé, Flaubert a puisé dans sa mémoire, dans ses souvenirs de voyage en Orient, puisque ses carnets et sa correspondance attestent qu’il a admiré en 1850 les spectacles donnés par des danseuses égyptiennes comme Ruchiouk-Hanem. Hérodias se présente comme un récit très structuré, à la manière d’une tragédie classique. L’action se déroule sur un seul jour, dans la citadelle de Machaerous, en Judée, et évoque le sort dramatique que connaît le prophète Jean-Baptiste, jouet d’une relation devenue conflictuelle entre Hérode et son épouse Hérodias.
Le récit se décompose en trois chapitres dans lesquels la relation conflictuelle entre le tétrarque et son épouse va croissant jusqu’à la mise en œuvre du stratagème final. La dramatisation est assurée par un jeu de clôtures qui créent un effet de mystère en retardant le dévoilement de l’identité de Salomé jusqu’à la scène de la danse dans le dernier chapitre. Les trois apparitions de Iaokanaan obéissent à la même logique esthétique : dans le premier chapitre, il est une voix qu’on ne voit pas ; dans le second chapitre, il est à la fois entendu et vu par les personnages qui se trouvent dans la cour, tous réunis au-dessus de lui ; dans le troisième chapitre, les convives du festin ne peuvent plus l’entendre – et pour cause – mais se trouvent confrontés à son chef. Tout en suivant le schéma de composition d’une tragédie, Gustave Flaubert a voulu que ce court récit soit historique. L’action est censée se dérouler en l’an 30 de notre ère, une période marquée, dans cette partie de l’empire romain, par des antagonismes religieux et par la naissance du christianisme. Flaubert a donc choisi de recréer l’atmosphère historique en incluant des dialogues qui retracent avec précision les débats théologiques de cette époque. Dans ces dialogues, trois positions s’affrontent : celle des Pharisiens, à travers le personnage d’Éléazar, qui ne reconnaissent pas en Jésus une figure messianique ; celle des Sadducéens, qui, par la voix du personnage de Jonas, s’appuient sur le poète matérialiste Lucrèce pour nier la possibilité de l’immortalité ; celle, enfin, des Esséniens, qui reprennent les propos de Jésus ; Phanuel incarne ici le défenseur de cette dernière position.
Mais Gustave Flaubert s’accorde quelques libertés historiques, concernant par exemple la date de nomination de Vitellius comme proconsul ou celle de l’emprisonnement d’Agrippa, afin de mettre en valeur toute l’intensité des ambitions personnelles, des haines et des affrontements auxquels elles donnent lieu au sein de l’exercice du pouvoir. Ainsi Hérode a besoin des Romains pour le protéger des Arabes, qui veulent se venger de lui depuis qu’il a répudié sa première épouse pour prendre en noces Hérodias ; il est donc en position de faiblesse lors de la venue de Vitellius, d’autant qu’une rumeur court sur un prétendu trésor caché. Hérodias apparaît à l’inverse plus sûre d’elle, parce que l’empereur Tibère l’a débarrassée de son frère Agrippa, et lui a ainsi témoigné son soutien, qu’elle exhibe symboliquement dans la scène du festin avant l’entrée de Salomé. Quant à Vitellius, sa passivité à l’égard de son fils Aulus n’a qu’une seule raison d’être : Aulus est le favori de Tibère, il est donc le garant de la fortune familiale.
Dans cet univers en pleine déliquescence, en pleine décadence, deux figures sont présentées comme à part : Iaokanaan, parce qu’il se montre combatif, ferme dans la morale qu’il revendique, à la limite du fanatisme, et Salomé, qui allie la grâce de la jeunesse innocente à la sensualité naissante. Le point d’orgue de ce récit est bien évidemment la scène de la danse de Salomé. La structure de ce passage constitue un écho au découpage en trois parties d’Hérodias. On peut en effet y distinguer trois mouvements qui se déploient à travers des jeux de comparaisons spécifiques, qui vont de la grâce à la frénésie, en passant par la langueur. C’est avec cette scène que le personnage de Salomé prend son autonomie littéraire par rapport à la figure de sa mère. 6

À la recherche d’une nouvelle poétique : Stéphane Mallarmé, Hérodiade

Le projet d’écriture d’Hérodiade date de 1864. Il s’inscrit chez Mallarmé dans une recherche de poésie nouvelle, sous l’influence des poèmes d’Edgar Allan Poe, qu’il traduit dès 1860, année de sa réussite au baccalauréat. Dans une lettre à Cazalis, le jeune écrivain déclare : « J’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit. » Ce projet est dans un premier temps interrompu par la naissance de sa fille Geneviève. Il sera repris quelques mois plus tard, dans la perspective de composer un poème tragique à représenter au Théâtre-français. Une idée qui ne voit pas le jour et qui conduit Mallarmé vers une période d’impuissance créatrice. En 1865, l’écrivain décide de modifier le genre de son texte, d’en faire un poème. Il compose alors une seconde partie, une Ouverture qu’il ne parvient à achever. Mallarmé connaît une seconde crise artistique et existentielle qui lui fait approcher « le Néant ». Mais il n’abandonnera jamais ce projet d’écriture. Il le complètera jusqu’à sa mort par d’autres fragments et lui donnera un nouveau titre, qui renoue avec le désir initial d’une forme théâtrale : Les Noces d’Hérodiade. Mystère.8
Le texte d’Hérodiade nous est donc parvenu sous une forme incomplète. Seule la partie écrite en 1865, « Scène » est publiée du vivant de l’auteur, d’abord en 1866 dans la revue Le Parnasse contemporain puis en 1887 dans son recueil Poésies. Un état fragmentaire qui ne facilite pas sa lecture, d’autant que Mallarmé entend écrire une œuvre qui s’éloigne profondément de la source biblique : « Le sujet de mon œuvre est la Beauté, et le sujet apparent n’est qu’un prétexte pour aller vers elle. », déclare-t-il dans sa correspondance en décembre 1865. Le mythe de la danseuse biblique devient ainsi sous sa plume le mythe de la création poétique. Une métamorphose déjà présente dans le choix du titre, et pleinement revendiquée par Mallarmé : « J’ai laissé le nom d’Hérodiade pour bien la différencier de la Salomé je dirai moderne avec son fait divers archaïque – la danse, etc. » Même la scène de la décollation et de la présentation du chef de Jean-Baptiste sur le plat se trouve écartée. Il ne conserve du texte biblique que le thème de la sensualité, qu’il concentre dans l’onomastique Hérodiade, mot « sombre, et rouge comme une grenade ». Ce fruit, présent dans le Cantique des Cantiques, aurait des vertus aphrodisiaques que de nombreux poètes se sont plu à rappeler, à l’exemple d’André Chénier, de Théodore de Banville ou de Henri Heine dans Atta Troll. Mallarmé entend cependant donner une seconde jeunesse à cette métaphore convenue : Hérodiade dans « Scène » n’a rien de la jeune femme qui prend conscience de son pouvoir de séduction ; elle est une jeune fleur qui revendique sa solitude, une sorte de Narcisse au féminin, « une jeune vierge qui vit dans l’angoisse de sa défloration ».

Mallarmé par Nadar (1896)

Le fragment « Scène » se présente comme un poème en vers ; mais son titre annonce déjà une structure proche du genre théâtral. Et de fait, ce que nous lisons s’apparente à un dialogue typique de tragédie classique entre l’héroïne et sa nourrice qui lui sert de confidente. Nous pouvons même repérer une chronologie qui respecte l’unité de temps de la dramaturgie du XVIIe siècle, depuis le « matin oublié des prophètes » aux « flambeaux » allumés à la tombée de la nuit. Ce texte donne lieu à une grande diversité d’interprétations symboliques, depuis le cri d’une impuissance créatrice (selon Thibaudet) au poème de la hantise de la sœur morte (selon Mauron) en passant par le conflit de l’Art et de la Vie (Gengoux).10 On peut cependant s’accorder à reconnaître que le personnage d’Hérodiade tente de conquérir une forme d’autonomie, qu’elle s’oppose à un discours jugé trop conventionnel de sa Nourrice. Cette dernière tente à trois reprises, par un baiser, du parfum et une caresse, de ramener Hérodiade du côté de ce qu’elle nomme « la Vie », du côté des plaisirs sensuels ; mais Hérodiade résiste à ces présents symboliques de l’Amour, tout comme elle ne succombe pas devant le ton de compassion et de raillerie adoptée par son interlocutrice. Elle persiste dans une chasteté inflexible (« J’aime l’horreur d’être vierge ») jusqu’au départ de sa Nourrice (« Adieu »). Mais une fois seule, son monologue semble contenir l’aveu d’une impossible pureté utopique : « Vous mentez, ô fleur nue de mes lèvres ! / J’attends une chose inconnue ». 

À la croisée avec les arts plastiques : Huysmans, À Rebours

C’est au Salon de 1876 que Huysmans a l’occasion de découvrir les deux tableaux que Gustave Moreau a peints sous le titre de Salomé dansant devant Hérode et de L’Apparition. Il pourra de nouveau les admirer en 1878 à l’occasion de l’Exposition universelle. Mais entre temps, pour ne « rien perdre de l’exquisité de cet art étrange », l’écrivain, qui est aussi critique d’art, s’emploiera à en acquérir deux reproductions. Il n’aura la possibilité de rencontrer ce peintre, dont il ne cesse de louer le talent, qu’en juin 1885, grâce à son ami Jean Lorrain qui le conduira dans sa maison-atelier.11 Un an donc après la publication de À Rebours, dans lequel il lui rend explicitement hommage par le biais de son héros, Des Esseintes. 

Huysmans à la fin de sa vie

À Rebours tient à la fois du roman et du manifeste esthétique. Les seize chapitres qui le composent évoquent le parcours d’un protagoniste excentrique, d’un esthète névropathe qui entend construire dans sa maison de Fontenay-aux-Roses une sorte de « paradis artificiel » baudelairien, loin d’un réel qui le dégoûte parce que trop orienté vers le matérialisme bourgeois. Ce parcours se veut une condamnation du Naturalisme en pleine crise et un plaidoyer pour le Symbolisme et le Décadentisme qui émergent.

Le personnage de Salomé apparaît dans deux chapitres de ce roman, le chapitre V et dans une moindre mesure le chapitre XIV. De par cette double position au sein de l’itinéraire du héros, elle est appelée à jouer un rôle symbolique important. Salomé constitue en effet une figure féminine qui cristallise les désirs et les angoisses de Des Esseintes tout en lui permettant de s’adonner au plaisir de la critique artistique. En effet, dans le chapitre V, Des Esseintes s’attache à décrire les tableaux qui ornent les murs de sa maison et qui ont pour fonction de le plonger dans un autre monde : « Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie de ses yeux, quelques œuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système nerveux par d’érudites hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions nonchalantes et atroces. » Parmi ses acquisitions figurent les deux tableaux de Gustave Moreau que Huysmans appréciait. Leur évocation va donner lieu à un long passage descriptif, marqué par le souci de la précision. Mais chacune de ces deux descriptions s’inscrit dans un cadre narratif puisque leur observation par Des Esseintes s’accompagne d’une « rêverie » à caractère symbolique. Ces deux ekphrasis ne sont donc pas seulement des pauses descriptives, ce sont de véritables récits à l’intérieur du récit, le regard contemplatif de Des Esseintes animant peu à peu les personnages représentés par Gustave Moreau.
Ainsi, la description de Salomé dansant devant Hérode s’effectue en trois temps : tout d’abord, il s’agit de dépeindre le décor de la salle du palais, au milieu duquel trône Hérode ; ensuite, le portrait de Salomé est l’occasion d’une véritable animation grâce à l’utilisation du présent de narration qui met en lumière le caractère érotique de sa danse ; enfin, un paragraphe qui, à travers l’aveuglement de Salomé, décrit les réactions de l’assemblée. La description de L’Apparition introduit quelques variantes dans cette composition ternaire : la description initiale du palais conduit rapidement le regard vers la figure du bourreau et le chef décapité de Jean-Baptiste dont l’élévation miraculeuse est soulignée par le recours au plus-que-parfait de l’indicatif ; le portrait de Salomé au présent de narration insiste au contraire sur son immobilité, suite à l’effroi engendré par cette élévation ; enfin, le thème de l’hallucination visuelle permet de décrire l’attitude respective des autres personnages du tableau. Les deux passages sont ainsi construits de manière inversée : dans le premier, nous avons une « danseuse mobile sur fond statique », dans le second, « une danseuse immobile sur fond animé ».12
Salomé subit trois métamorphoses essentielles : la danseuse « majestueuse » et « hautaine » n’est plus qu’une « fille », une courtisane ; la lumière dans laquelle elle baigne ne provient plus des pierres précieuses qui la parent mais de l’incandescence de la tête du prophète ; la fleur de lotus qu’elle tend devant son visage a laissé place à une Salomé au « charme de grande fleur vénérienne ». C’est dans ces métamorphoses que réside la principale différence entre Flaubert et Huysmans. Si le premier entendait seulement construire un récit dans lequel le narratif et le descriptif ont pour fonction de donner l’illusion du réel, pour le second le « visible renvoie à l’invisible et sollicite l’interprétation ».13 Salomé est donc, aux yeux de Des Esseintes, la figure de « l’indestructible Luxure » mais aussi le cauchemar de la Grande Vérole, la « Beauté maudite » qui condamne à mort tout homme qui l’approche. Une interprétation qui pour des Esseintes est inscrite en creux dans le texte de la Bible mais qui en même temps possède un caractère universel, ce que seul Moreau a su traduire, tant au travers du caractère syncrétiste du décor que de la valeur emblématique du « grand lotus ». Le chapitre XIV revient sur les portraits de Salomé et témoigne des progrès de la névrose du héros. C’est lui qui maintenant est le jouet d’une hallucination, non seulement visuelle mais aussi tactile : il croit en effet à la faveur de la nuit être « effleuré » par la Salomé de Moreau. Une Salomé métamorphosée par les vers du poème Hérodiade de Mallarmé. Une Salomé à la Beauté désormais toute poétique, qui suscite un désir non plus charnel mais spirituel. Une Salomé qui ne se déploie plus dans une danse érotique mais qui contemple sa virginité dans le reflet de son miroir aquatique.

Un miroir critique du développement du mythe : Jules Laforgue, Salomé

La parution des Moralités légendaires en novembre 1887 suit de quelques mois la mort prématurée de Jules Laforgue. L’originalité des six récits qui composent ce recueil est mise en évidence dès leur publication. Pour écrire ces textes de registre parodique, Jules Laforgue s’est inspiré des contes de Mark Twain traduits dès 1872 dans la Revue des Deux Mondes ainsi que d’un recueil de Robert Caze, Les Bas de Monseigneur, paru en 1884.

Salomé est le quatrième récit des Moralités légendaires. Il devrait y occuper la place centrale, si le dernier des textes prévus, Les Deux Pigeons, n’avait pas été en définitive supprimé par Laforgue dans le projet de publication remis à son éditeur. Son élaboration s’effectue en deux temps. Le thème de Salomé est présent dans l’esprit de Laforgue dès 1882, au moment de son séjour à Berlin en tant que lecteur auprès de l’impératrice Augusta. Le jeune écrivain assiste alors à une représentation de l’opéra de Massenet, Hérodiade, et prend connaissance du conte de Flaubert et du fragment Scène de Mallarmé.
Il envisage alors d’écrire un poème, qu’il n’achève pas. Le thème de Salomé resurgit comme source d’inspiration créatrice deux ans plus tard, à la lecture d’A Rebours de Huysmans, et cette fois le projet prend la forme d’un récit en prose. L’hypotexte qui va servir de structure narrative est bien évidemment le conte de Flaubert. Mais la présence d’un quatrième chapitre est déjà un signe de détournement burlesque. La Salomé de Laforgue n’est plus du tout le jouet de la vengeance de sa mère – qui d’ailleurs n’est jamais mentionnée : si elle veut la tête de Iaokanaan, un comploteur anarchiste peu efficace, c’est pour masquer la perte de sa virginité. Elle apparaît en outre comme la fille d’Emeraude-Archétypas, une enfant gâtée à laquelle on ne refuse rien. La scène de la danse est remplacée par un « vocéro », énigmatique hymne à l’Inconscient hartmannien. Et le châtiment imaginé dans le dénouement ridiculise toute visée moralisatrice associée à ce personnage de femme fatale. L’enjeu de cette réécriture n’est cependant pas de l’ordre du dénigrement.
Jules Laforgue entend au contraire exhiber les sources d’écriture dont s’inspire tout « littérateur », selon l’expression de l’époque, pour fonder une nouvelle esthétique. Il s’agit pour lui d’avoir recours aux moyens stylistiques de la parodie pour montrer, à l’encontre du discours dominant du Naturalisme, que la visée de la littérature n’est pas d’expliciter le réel mais de jouer avec des thèmes, des mythes, donc de s’inscrire dans un dialogue créatif avec les grands écrivains. Les références intertextuelles sont ainsi nombreuses dans Salomé. Le « houka » d’Emeraude-Archétypas trouve sa source dans le poème « Au lecteur » que Charles Baudelaire place en tête de son recueil Les Fleurs du Mal. Le portrait de la jeune héroïne dans le chapitre III s’inspire des descriptions de Salammbô de Flaubert. Le « vocéro » s’inspire des « verbigérations » que les psychiatres retranscrivent à partir des paroles de leurs patientes internées pour hystérie, ainsi que des « rêves incohérents » de Charles Cros. La description de l’aquarium, l’une des pièces du palais du tétrarque, correspond à la reprise d’un poème en prose que Laforgue a lui-même précédemment composé. L’ensemble de ces intertextualités produit un récit qui s’attache au final à démonter le mythe du Héros. Salomé est, comme chez Flaubert, dans un premier temps une silhouette qui traverse le champ visuel des visiteurs d’Emeraude-Archétypas. Son portrait, détaillé lors de la scène du « vocéro » qui clôt un festin d’anniversaire placé sous le signe du music-hall, donne d’elle l’image d’une femme-enfant quelque peu souffreteuse. Et lors des expériences finales qu’elle réalise sur la tête de l’exécuté – qui n’est plus appelé Iaokanann mais seulement Jean – la jeune scientifique en herbe revient aux jeux de son enfance, mais se blesse à mort. L’agonie qu’elle connaît alors n’a rien de glorieux : « elle alla, dégringolant de roc en roc, râler, dans une pittoresque anfractuosité que lavait le flot, loin des rumeurs de la fête nationale, lacérée à nu, ses diamants sidéraux lui entrant dans les chairs, le crâne défoncé, paralysée de vertige, en somme mise à mal, agoniser une heure durant. »

Une tragédie en hommage aux prédécesseurs : Oscar Wilde, Salomé

Avec Oscar Wilde, le mythe de Salomé fait son entrée dans le monde du théâtre. La pièce est écrite et publiée en français en 1893, la traduction anglaise remaniée par l’auteur lui est postérieure. Le choix de cette langue s’explique par un désir de l’écrivain de rendre hommage à la littérature française de l’époque à travers l’une de ses figures mythiques contemporaines. Wilde envisageait également une représentation de la pièce au Théâtre-français, avec dans le rôle principal Sarah Bernhardt. La première de Salomé se fera finalement trois ans plus tard, en février 1896, au théâtre de l’Oeuvre.
La pièce connut un succès immédiat qu’Oscar Wilde ne put savourer car il se trouvait emprisonné à Londres.  Cette pièce en un acte traduit la montée du désir du personnage éponyme, mais surtout sa prise de conscience du pouvoir qu’elle peut exercer sur les hommes qui l’entourent. La thématique du regard désirant, qui n’engendre jamais de réciprocité, structure les trois mouvements tragiques de cette pièce. Chacun des personnages se révèle inaccessible pour l’Autre : le jeune Syrien est invisible aux yeux de Salomé, il est donc un amoureux ignoré, jusque dans son suicide ; le page ne parvient pas à susciter chez le jeune Syrien la même fascination amoureuse que Salomé ; Hérodias est remplacée dans les yeux de son époux par sa fille ; Hérode a l’illusion de croire que la danse que la jeune fille lui accorde est une promesse de don charnel ; quant à Iokanaan, il évite avec fermeté les regards de Salomé. En faisant du désir le thème central de sa pièce, Oscar Wilde choisit de mettre en exergue la psychologie de l’être désirant.
La perspective qu’il choisit est toutefois portée à l’excès puisque le portrait de Salomé s’oriente vers un état pathologique avec la scène du baiser nécrophile. Il montre en outre une jeune femme qui assume une position masculine dans l’entreprise de séduction ; elle n’hésite pas à affirmer son amour dans une déclaration enflammée qui s’inspire des métaphores que Salomon utilise dans le Cantique des Cantiques pour décrire la Sulamite. Une rupture des conventions sociales qu’elle paie chèrement dans le dénouement, puisqu’elle meurt écrasée sous le poids des boucliers des soldats.
La femme fatale est donc punie, comme dans d’autres versions précédentes du mythe. Sa punition n’est pas cependant liée à la thématique chrétienne de la luxure. Sa mise à mort ordonnée par Hérode vient en fait sanctionner l’hybris dont elle fait preuve : Salomé a souhaité la mort de Iokanaan afin de posséder ce corps qu’il lui refusait de son vivant. Une appropriation de l’Autre bien illusoire mais qui révèle surtout une tendance à l’hallucination : « J’étais une vierge, tu m’as déflorée » déclare-t-elle à la tête du prophète qu’elle tient entre ses mains après l’avoir embrassée. Hérode ne s’y trompe pas : il la déclare « monstrueuse », coupable « d’un grand crime » contre « un dieu inconnu ». Salomé a donc transgressé un interdit, un tabou qui est de l’ordre du cannibalisme. En cela, elle constitue bien l’héritière d’Hérodias, qui a transgressé un autre interdit par son mariage avec Hérode : l’inceste. Une filiation qui n’échappe pas au Tétrarque au moment où il quitte la terrasse de son palais : « Ah ! L’épouse incestueuse qui parle ! Viens, je ne veux pas rester ici ! ». L’exécution de Salomé met donc fin à une généalogie familiale digne des Atrides.

Un thème poétique par excellence : de Banville à Apollinaire

Le mythe de Salomé à partir des années 1870 est un thème récurrent en poésie. Mireille Dottin-Orsini va jusqu’à recenser près de 2800 poèmes.15 Un chiffre qui ne peut que faire penser à la liste des prétendues conquêtes d’un autre personnage mythique créé par le dramaturge espagnol Tirso de Molina : Dom Juan. On trouvera une anthologie des poèmes les plus représentatifs dans le dossier que Pascal Aquien a établi pour l’édition de la pièce de Wilde. La sélection suivante reprend quelques uns des poèmes qui s’y trouvent : Théodore de Banville Rimes dorées (1870) La Danseuse A Henri Regnault. Salomé, déjà près d’accomplir son dessein, Sous ses riches paillons et ses robes fleuries, Songeait, l’œil enchanté par les orfèvreries Du riant coutelas vermeil et du bassin. Sa chevelure éparse et tombant sur son sein, La danseuse au front brun, parmi ses rêveries, Regardait le soleil mettre des pierreries Dans les caprices d’or au fantasque dessein, Mêlant la chrysoprase et son fauve incendie Au saphir, où le ciel azuré s’irradie, Et le sang des rubis aux pleurs du diamant, Comme c’est votre joie, ô fragiles poupées ! Car vous avez toujours aimé naïvement Les joujoux flamboyants et les têtes coupées. La dédicace qui accompagne ce sonnet montre que Théodore de Banville s’est directement inspiré du tableau peint la même année par Henri Regnault et exposé au Salon. La Salomé qu’il crée se présente bien sous les traits d’une bohémienne « aux robes fleuries » et « au front brun », qui tient entre ses mains le « coutelas » et le « plat » qui serviront à la décollation. Un crime qui se savoure par avance, car il suscite une méditation très sanguinaire. Une posture vampirique qui aboutit dans le dernier tercet à une comparaison à caractère misogyne : Salomé devient ici le modèle de la femme-enfant qui se complaît à dominer l’homme.

[2] Bertrand Marchal, Salomé entre vers et prose, Corti, 2005, page 11.

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