Présentation
L’auteur
Driss Chraïbi est né officiellement1 en 1926 au Maroc, à El-Jadida, nommée Mazagan à l’époque du Protectorat. Il est issu d’un milieu bourgeois, originaire de Fès2 : son père est un commerçant lettré, sa mère est femme au foyer, analphabète, issue d’une illustre famille désargentée3 de Fès. Driss Chraïbi poursuit ses études secondaires dans le très réputé lycée Lyautey à Casablanca. Il y étudie les littératures arabe et française.
En 1945, il devient étudiant en chimie à Paris et loge dans ce qu’il croit être une pension de famille. À la fin de ses mémoires, dans Vu, lu, entendu, il s’aperçoit qu’il vit dans une maison de passe : nouvelle désillusion pour lui. Sommé par la police de quitter les lieux, il a une révélation :
« Au moment où je franchissais le seuil, j’eus un soubresaut, très bref, très intense. Et si j’écrivais ce que je n’avais pas vécu, tout ce que je n’avais jamais pu vivre ni ici ni dans mon pays natal, sinon en rêve et en mots vides ? » Ce sera son premier roman, le Passé simple (Gallimard, 1954, rééd. « Folio », 1999).
C’est le roman de la révolte contre une société sclérosée, contre le Père despotique et tout-puissant. C’est une Å“uvre caustique, violente, à l’humour virulent. Ce coup de maître fait l’effet d’une bombe au Maroc : on accuse Driss Chraïbi de faire le jeu du Protectorat à un moment où le pays se bat pour son indépendance. Le jeune auteur est admiré en France et par des intellectuels de son pays, mais il est aussi haï, insulté, et même condamné à mort par un parti politique marocain.
Il faudra attendre 1967 pour lire l’hommage d’Abdelatif Laâbi4 qui présente l’auteur comme un précurseur. Il montre, le caractère fondateur de cette Å“uvre, Le Passé simple, dans l’histoire littéraire sans oublier les implications sociales et politiques qui font de Driss Chraïbi un écrivain engagé :
« Le Maroc ‘‘enchanté’’, nostalgique, ‘‘secret’’, noble… était cliniquement démonté et exhibé par un jeune écrivain issu de cette classe bourgeoise qui savait allier lutte politique et défense de sordides intérêts et privilèges. […] Il n’a pas fait un bilan sociologique de l’ordre colonial, par contre, il a peut-être démontré les causes tangibles qui approfondissaient et nourrissaient la colonisation. »
Driss Chraïbi fréquente aussi bien les intellectuels que les travailleurs immigrés. Après avoir exercé des métiers divers, il obtient son diplôme en 1950 et embrasse la carrière d’ingénieur. En 1952, après avoir voyagé, il s’installe en France avec sa première femme, Catherine, et se consacre à la littérature et au journalisme. Il écrit également pour la radio et la télévision.
Après son divorce, il part enseigner au Canada. Quelques années plus tard, de retour en France, il épouse Sheena, une jeune écossaise. Pendant trente ans, il écrit pour la radio, notamment France Culture. Il a reçu de nombreux prix littéraires dont celui de l’Afrique méditerranéenne pour l’ensemble de son Å“uvre en 1973.
L’auteur revient sur sa vie principalement dans deux de ses Å“uvres : Vu, Lu et entendu (Denoël, 1998, rééd. Gallimard, « Folio », 2001) et Le Monde à côté (Denoël, 2001, rééd. Gallimard, « Folio », 2003).
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Le roman
L’action de déroule dans le Maroc des années trente. Dans une famille traditionnelle, deux fils décident de faire de leur mère une femme moderne. Ils sont à la fois les témoins et les initiateurs de ce changement et se partagent la narration du roman : dans la première partie, c’est le fils cadet qui raconte l’histoire à la 1ère personne (focalisation interne), mais après son départ pour Paris, c’est son frère aîné Nagib qui prend le relais. Il écrit une lettre dans laquelle il raconte à son frère comment la mère est entrée dans un processus de transformation inéluctable. Ce portrait de l’émancipation d’une mère est aussi l’occasion de critiquer les civilisations sous leur forme actuelle.
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Les thèmes
- L’hommage rendu à la mère. La mère est décrite comme un personnage authentique, proche de ses racines. C’est par elle seule que la civilisation pourra devenir plus vraie c’est-à -dire vécue de l’intérieur.
- La critique de la société patriarcale qui a mis en place une civilisation de façade. Le narrateur y revient à travers l’attitude du père, « symbole de cette civilisation dans laquelle il existait en complet veston. Moderniste d’objets, non d’idées. » (p. 44)
- La critique de la civilisation occidentale par la mère. La Seconde Guerre mondiale montre la faillite d’une civilisation coupée de son humanité.
- La réhabilitation de la culture orale et du patrimoine traditionnel. Le discours revalorise ces éléments longtemps délaissés et méprisés.
1 A l’époque, l’état civil n’existait pas. C’est lors de son inscription au lycée Lyautey que le père de Driss « accompagné de deux témoins dignes de foi qui lui devaient de l’argent » choisit une date de naissance officielle afin d’obtenir une carte d’identité pour son fils (cf. Vu, lu, entendu, Denoël, 1998, p.11).
2 La bourgeoisie de Fès a occupé la majeure partie des postes clés du pays après la fin du Protectorat. Les Fassis disent être les descendants des Andalous expulsés d’Espagne après la Reconquista.
3 Dans Vu, lu entendu, D. Chraïbi précise qu’elle appartient à la famille Zwitten, nom que l’on retrouve dans la dédicace de La Civilisation, ma Mère !...
4 Abdellatif Laâbi, Souffles, n° 5, 1er trimestre 1967, Driss et nous, « Défense du Passé Simple », p. 18-21