Présentation
L’auteur
« J’ai vécu plus de quinze ans en France, mais mes racines sont en Chine. Mes douleurs, elles, sont en moi. » (cf. rencontre avec Die Sijie dans documents et supports complémentaires). 2 mars 1954 : naissance de Dai Sijie en Chine, à Putian dans la province de Fujian 1966-1976 : Révolution culturelle en Chine. Ses parents, médecins, sont emprisonnés. 1971-1974 : rééducation du lycéen Die Sijie : cet « intellectuel bourgeois » est envoyé dans un village de montagne situé dans la province du Sichuan. 1974-1976 : retour au lycée 1976 : mort de Mao Zedong 1976-1984 : études d’histoire de l’art chinois à l’université ; école de cinéma ; admission à un concours lui permettant de se rendre à l’étranger. Voyage en France. 1984 : Dai Sijie s’installe en France, il bénéficie d’une bourse d’étude. 1984-1989 : université Paris I ; entrée à l’IDHEC et réalisation de plusieurs courts métrages dont un en Chine : Le Temple de la Montagne. 1989 : récipiendaire du prix Jean Vigo pour Chine, ma Douleur, premier long-métrage. 1993 : il réalise son 2e long-métrage, Le Mangeur de Lune qui reçoit le prix spécial du jury au festival de Prague. 1998 : autre long métrage : Tang le onzième. 2000 : le roman Balzac et la petite Tailleuse chinoise est un best-seller vendus la première année à 250 000 exemplaires, il reçoit le prix Roland de Jouvenel et le prix Relay du roman d’évasion. 2002 : il adapte Balzac et la Petite Tailleuse chinoise au cinéma, c’est un succès public et critique. La diffusion est internationale. Le cinéaste prévoit alors de tourner Les Filles du Botaniste, histoire d’un amour homosexuel entre deux femmes. 2003 : Le Complexe de Di reçoit le prix Femina. 2003 : traduction chinoise de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, désormais disponible en Chine 2006 : sortie en France du film Les Filles du Botaniste. [Haut de page]
Le roman
1. Résumé du roman Dans un recoin isolé de la région du Sichuan, au coeur du « Phénix du ciel », montagne située dans le petit district de Yong Jing, deux amis, fils d’« intellectuels bourgeois » sont envoyés en rééducation pour s’initier aux conditions de vie des paysans, et ce, dans les années qui suivent la Révolution culturelle, en 1971. Le narrateur, dont on ignore le nom, (il s’appelle Ma dans l’adaptation cinématographique réalisée par Dai Sijie en 2002) joue un rôle actif mais reste la plupart du temps témoin des aventures de son ami. Il a dix-sept ans et est issu d’un milieu social favorisé : son père est pneumologue et sa mère spécialiste des maladies parasitaires. Il joue du violon et la scène qui ouvre le roman raconte la découverte mi-curieuse, mi-défiante du violon par les villageois. Son ami Luo, gé de dix-neuf ans, est le personnage principal du récit, celui par qui l’histoire progresse. Son père est dentiste célèbre dans toute la Chine pour avoir soigné les dents du président Mao. Il est ensuite tombé en disgrce. Les deux amis sont voisins de palier à Chengdu et ont grandi ensemble sans jamais se disputer à une exception près, suite à l’émotion causée par la disgrce de leurs parents. Ils réussissent grce à leurs talents respectifs de musicien et de conteur, grce aussi à certains de leurs objets, comme un simple réveil, à s’intégrer à la vie des villageois. Le dernier personnage important de ce livre est une jeune fille des montagnes surnommée la « Petite Tailleuse » dont vont s’éprendre les deux amis. Le narrateur, loyal envers son ami, ne révèlera rien de ses propres sentiments amoureux et laissera Luo vivre son histoire avec la Petite Tailleuse. Cette dernière est très jolie mais n’a aucune culture. Elle reste toujours seule chez elle à coudre pendant que son père voyage pour prendre des commandes dans les villages environnants. Or, il y a un autre « rééduqué » dans un village voisin, qu’on surnomme le « Binoclard », que les deux héros ont connu à Chengdu, et qui possède, dit-on, une valise de livres occidentaux interdits. Comme nos amis tirent le Binoclard d’un mauvais pas, ce dernier accepte, malgré les risques, de leur prêter quelques chefs d’oeuvre de la littérature occidentale classique. Ils sont bouleversés. Ils décident ensuite d’en faire profiter la Petite Tailleuse en volant la valise de livres du Binoclard avant qu’il ne rentre à Chengdu, sa rééducation ayant pris fin. Luo entreprend de cultiver la Petite Tailleuse pour changer sa vie, en lui lisant Le Père Goriot de Balzac. Il y parvient. Suit alors une période de bonheur relatif pour nos trois personnages qui profitent de la vie et de la littérature. Mais un jour, pendant que Luo est en voyage pour aller au chevet de sa mère, le narrateur doitaider la Petite Tailleuse à avorter en secret. Trois mois plus tard, Luo brûle de dépit les livres interdits et apprend au narrateur que la jolie Petite Tailleuse est partie tenter sa chance en ville. 2. La publication du roman : un succès inattendu L’année 2000 est une année faste pour les écrivains chinois vivant en France. Cette année- là , Gao Xingjian, un autre écrivain chinois qui a choisi de s’installer en France comme Dai Sijie, reçoit le prix Nobel de littérature. Né en 1940 en Chine, c’est un écrivain de langue chinoise qui vit en France depuis 1988. Son roman le plus célèbre est La Montagne de l’me (1995). Il est également l’auteur de nouvelles, de poèmes et de pièces de thétre. Pour Dai Sijie, la publication de son roman, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, est un succès, tant critique que public. Le livre est distingué à plusieurs reprises : prix Roland de Jouvenel 2000, prix Relay du roman d’évasion 2000. Ce succès surprend l’auteur qui affiche en retour la modestie de son projet initial : « Je tenais à écrire un petit roman pour rendre hommage à la littérature qui a rythmé ma vie. Je ne me remémore les souvenirs que par les livres. Chaque période de ma vie est marquée par les romans que j’ai lus. Je ressentais aussi le besoin d’écrire en français après quinze années passées ici, c’était aussi pour me rendre compte si je pouvais raconter une histoire dans cette langue » (revue Delirium, août-septembre 2000). Si, dans sa forme, le projet de Dai Sijie était modeste, s’il s’agissait juste d’écrire un « petit » roman afin de tester sa propre francophonie, le contenu de l’histoire qu’il choisit de raconter semble, en revanche, être très important pour lui. Les thèmes abordés, les situations décrites, voire certains personnages sont, en effet, déjà présents dans au moins deux de ses oeuvres cinématographiques antérieures qui apparaissent a posteriori comme les premières tentatives pour rendre compte de ses préoccupations majeures (voir Le Temple de la Montagne et Chine, ma douleur). 3. Les réserves chinoises Toutefois, malgré ce succès, un pays résistait au charme de la Petite Tailleuse. Longtemps, le roman est resté inaccessible pour les lecteurs chinois et Dai Sijie le regrettait régulièrement dans ses interviews. Les autorités chinoises n’appréciaient pas, semble-t-il, la peinture de la paysannerie chinoise dans sa misère physique et intellectuelle, ni celle de la violence de la rééducation des années Mao. Cependant, dans un article daté du 25 juillet 2003 en ligne sur le site du Quotidien du Peuple (journal chinois) on annonce que le roman est enfin traduit en chinois (cf. l’article). On peut commenter avec intérêt auprès des élèves les choix éditoriaux du journal pour traiter le sujet : choix du photogramme qui illustre l’article, où la Petite Tailleuse apparaît en soldate ; mise en avant du caractère positif de l’aventure des rééduqués (les difficultés de la vie des rééduqués et des paysans sont passées sous silence). La coexistence des cultures chinoise et occidentale est également perçue comme positive, sans qu’il soit fait mention du caractère libératoire que la lecture des oeuvres occidentales revêt dans cette histoire. Dans la version chinoise, le traducteur éme quelques réserves sur l’intérêt des oeuvres françaises dont se sont repus les rééduqués (cf. NRP hors-série n°6 janvier 2006, p. 3). Certains romans fondateurs de la littérature chinoise seront ainsi « ajoutés » dans la valise aux auteurs occidentaux. [Haut de page]
Les thèmes
1. Les thèmes liés au contexte historique a) La Révolution culturelle chinoise et ses conséquences Elle est lancée par Mao Zedong en 1968. Le narrateur hésite à en définir clairement les raisons : tentative de reprendre le pouvoir ou haine des intellectuels, il ne tranche pas (p. 14). C’est un thème qui traverse l’oeuvre romanesque et cinématographique de Dai Sijie, dès Le Temple de la Montagne et Chine, ma douleur (cf. filmographie). Si le narrateur arrête parfois son récit pour apporter quelques explications sur le contexte historique (p. 13), la rééducation n’en reste pas moins la thématique centrale du roman : Luo et le narrateur sont envoyés en rééducation car ils sont considérés comme des intellectuels (même si le narrateur s’en défend, p. 15). Ils sont, avant tout, fils d’intellectuels et doivent donc se confronter aux réalités concrètes de la vie difficile des paysans des montagnes. Ils vont vivre ainsi dans une région isolée et pauvre où la culture du sol est difficile et où, pour avoir du combustible, les paysans exploitent une mine de charbon dangereuse. « à chaque instant, les pierres risquaient de tomber sur nos têtes. » (p. 42). La vie est très réglementée et le comité de la commune veille au grain (p. 97). La Révolution culturelle lancée par le président Mao procède à une inversion des valeurs (pour un compléments d’informations, voir le dossier sur Wei-Wei) : on considère que la vérité, la sagesse et la vertu sont à rechercher dans ces vies difficiles voire misérables de paysans et d’ouvriers, et que les professions d’intellectuels de la ville ne représentent pas un progrès mais une perversion sociale due à la puissance corruptrice de l’Occident.Tout ce qui fait référence à l’Occident, à la ville, à la bourgeoisie est alors susceptible d’être condamné et détruit : le violon du narrateur par exemple est perçu comme un « jouet bourgeois venu de la ville », il devient donc une menace au début du livre (p. 11). [Haut de page] b) La répression des intellectuels Cette Révolution culturelle opère de façon violente. Les victimes sont humiliées publiquement et parfois battues, ou pire. « Le père de Luo était agenouillé au centre d’une tribune. Une grande pancarte en ciment, très lourde, était suspendue à son cou par un fil de fer qui s’enfonçait et disparaissait presque dans sa peau. Sur cette pancarte étaient inscrits sont nom et son crime : réactionnaire. » (p. 18-19) Un pasteur est condamné par les gardes rouges à finir sa vie à nettoyer une rue sous les injures du matin au soir pour avoir gardé une bible en latin. (p. 207) Les parents des jeunes rééduqués du livre, Luo, le narrateur et le Binoclard, sont concernés en tant que médecins, spécialistes, lettrés. Ils ont eu leur temps de gloire (p.16) mais sont désormais en disgrce. Les enfants, des collégiens à qui l’entrée au lycée est refusée, doivent suivre un programme de rééducation de plusieurs années sur le « Phénix du ciel » comme des centaines d’autres jeunes, avec peu de chances de revenir un jour chez eux (trois chances sur mille, p. 27). Ils sont donc corvéables à merci, vivent dans un taudis sans meuble et portent jour après jour sur les sentiers glissants « de la merde sur le dos » (p.24), c’est-à -dire des engrais humains et animaux. Ils sont soumis à l’autorité du chef du village qui les maltraite et les insulte. Certains de ces « intellectuels » résistent : la présence, dans cette montagne isolée, de la valise cachée du Binoclard, remplie de livres occidentaux, est un miracle à attribuer peutêtre à la volonté de résister silencieusement à la destruction des références culturelles qui préexistaient à la Révolution culturelle. Les parents du Binoclard sont des écrivains (p. 57) et c’est sans doute leur univers culturel qu’ils essaient de sauver dans cette valise si bien cachée. Ray Bradury, dans Farenheit 451, raconte un autre mode de résistance : la mémoire des livres appris par coeur et récités pour perdurer au-delà des bûchers organisés par des pompiers d’un autre genre. Luo et le narrateur apprennent aussi des passages par coeur ou écrivent des extraits sur les supports les plus inattendus : l’intérieur d’une veste en mouton qui servira de signe de reconnaissance avec un autre intellectuel à qui on demandera d’avorter illégalement la Petite Tailleuse (p. 214-215). [Haut de page] c) La paysannerie chinoise Le « Phénix du ciel », la montagne de la rééducation, est présenté par le narrateur comme le summum de l’isolement et de l’arriération, sans route, sans ville, sans structure, sans éducation, au climat impossible, constamment humide, à la terre pauvre et escarpée, aux ressources rares et en voie d’épuisement. (p. 19-22 et 25-30). Pour passer d’un village à un autre, il faut prendre des risques insensés en passant sur des crètes bordées de précipices : « debout sur ce passage large d’une trentaine de centimètres, surplombant un gouffre de chaque côté, je n’aurais jamais dû regarder en bas… » (p. 140). La paysannerie est ici misérable, physiquement et intellectuellement. Les conditions de travail dans les champs et à la mine de charbon sont déplorables. Luo y souffre du paludisme (p. 60). Un chef stupide et mauvais, atteint de syphilis (p.163), dirige le village avec bêtise et tombe littéralement sous l’influence d’un réveil apporté par nos rééduqués, objet inconnu jusqu’alors, et pour lequel il éprouve une fascination non dissimulée… Luo se vengera de la cruauté de ce personnage quand ce dernier lui demandera de soigner sa dent cariée… Les paysans n’ont jamais vu ni entendu un violon (p. 9) et personne ne trouve étrange que Mozart ait pu écrire une pièce musicale pour le président Mao (p. 12), invention fort à propos de Luo (le titre, cocasse, de la sonate, est «Mozart pense au président Mao ») qui permet en effet de sauver le violon de la destruction. La seule vue d’un livre frappe de stupeur la bande de jeunes paysans qui aggressent violemment le narrateur (p. 190-193). Les habitants de ces montagnes rudes et isolées n’ont jamais vu un film, pas même de propagande, ce qui donnera à nos héros l’occasion de se rendre indispensables comme raconteurs de films dans des séances réjouissantes de cinéma oral (p. 29). Les paysans sont à la fois dans un grand appétit de découverte, et dans des conditions intellectuelles telles qu’ils n’ont pas conscience de leur état, en dehors de ceux qui ont pu voyager comme le père de la Petite Tailleuse, le tailleur itinérant. Obscénité, sexisme, superstition, méchanceté, saleté, avarice, violence, sont le lot quotidien dans cet endroit hostile. Les occasions d’en rire ne manquent pas dans le livre, mais le tragique n’est jamais bien loin. [Haut de page] 2. Les thèmes liés aux personnages a) L’initiation à l’amour À des degrés divers, de façon abstraite ou concrète, dans les livres ou en acte, les deux héros et leur amie vont initier ou être initiés à l’amour physique et spirituel, au pouvoir de l’amour et de la beauté sur les mes. Luo et le narrateur tombent ainsi amoureux sans doute tous les deux de la Petite Tailleuse mais elle se donnera seulement à Luo (p. 76) et les scènes d’amour, racontées par Luo ou vues à travers les yeux d’un voyeur comme le vieux meunier obscène (p. 168) sont parmi les plus beaux moments du livre. La défloration de La Petite Tailleuse par Luo dans la forêt a lieu au moment précis où le narrateur éprouve des transes littéraires et sentimentales intenses en lisant un de ses premiers romans occidentaux, comme si le narrateur avait choisi la littérature au lieu de la vie. Et, de même que le narrateur vit par procuration des aventures amoureuses par l’intermédiaire des personnages des romans lus en cachette, de même il vit sa passion amoureuse avec la Petite Tailleuse à travers les yeux de son ami. Ce motif de l’amour par procuration se retrouve avec les chansons du meunier. Certaines passions amoureuses seront donc vécues à travers les auteurs occidentaux et leurs histoires. Mais c’est aussi de ces auteurs que viendra la fin de l’idylle. Tant qu’elle ignore le pouvoir de sa beauté, la Petite Tailleuse ne semble pas vouloir changer quelque chose à sa vie. Mais lorsqu’elle comprend avec Balzac qu’une autre vie est possible, qu’il y a un ailleurs où tenter sa chance et qu’elle a les moyens de réussir en suscitant l’amour chez les hommes, elle part. « Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose : la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix. » (p. 229) b) L’exil Il y a d’abord l’exil répressif, imposé par la Révolution culturelle : la rééducation qui oblige des centaines de jeunes gens de Chengdu à affronter les difficultés de la vie ouvrière et paysanne dans la montagne. Il y a ensuite l’exil intérieur, intellectuel, imposé à tous par la misère d’une vie impossible : il oblige à ne vivre que pour trouver une maigre pitance, sans pouvoir penser à rien d’autre que sa survie immédiate. Certains des habitants de cette région ne sont plus humains : proches de la folie comme le meunier (p. 84) ou de la sauvagerie animale ils ressemblent au personnage du Boiteux (p. 192), qui les rend presque étrangers à eux-mêmes. Il y a enfin l’exil échappatoire et volontaire que recherche en ville la Petite Tailleuse après la prise de conscience de sa condition et l’espoir suscité chez elle par sa propre beauté (p. 221). L’adaptation que Dai Sijie a réalisée luimême de son roman, ajoute une dimension supplémentaire à cette notion d’exil : l’exil politique. Le narrateur a quitté son pays, il est devenu un violoniste renommé à l’étranger et il ne revient en Chine qu’après avoir appris que la région de sa rééducation allait disparaître en partie sous les eaux d’un barrage. Il en profite alors pour obtenir, mais sans succès, des nouvelles de son ancienne amie. [Haut de page] c) L’initiation intellectuelle Luo et le narrateur considèrent comme une ironie de l’histoire le fait d’avoir été envoyés en rééducation comme « intellectuels », au vu de la pauvreté de l’éducation qu’ils ont reçue dans leur collège où les seules lectures possibles concernaient l’agriculture et l’industrie (p. 14). Mais comparé aux villageois auprès de qui ils vivent, leur niveau est très élevé. Ils fascineront même leurs « surveillants » grce à la musique classique occidentale que joue le narrateur, par les dons de conteurs dont fait preuve Luo, et par l’utilisation du réveil qu’ils sont les seuls à connaître. Leurs histoires transformeront pour un temps la vie des villageois, du tailleur ou des sorcières qui viennent soigner Luo malade (p. 54), même s’il ne s’agit que de résumer des films de propagande nord-coréens… C’est dans la réécriture du mythe de Pygmalion que la notion d’initiantion intellectuelle se révèle la plus forte, par l’entremise des livres d’auteurs occidentaux interdits, russes, anglais, français tels Balzac (le plus représenté dans la valise), Hugo, Rolland, Dostoïevski, Brontë, etc. Luo décide de faire partager leurs découvertes littéraires et leur amour de la littérature à la Petite Tailleuse, qui est déjà fascinée par son talent de conteur. Lire Balzac la rendrait « plus raffinée, plus cultivée » (p. 77). « Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde. » (p. 127), déclare Luo. Il y a bien un projet d’éducation et d’élévation au-dessus d’une condition humaine inacceptable pour Luo et le narrateur. Mais ce faisant, ils créent en elle une frustration qui échappe à leur contrôle : le Pygmalion se révèle être un apprenti sorcier qui n’a pas anticipé que la connaissance du pouvoir de sa propre beauté conduirait la Petite Tailleuse à vouloir échapper à sa condition et à s’éloigner de ses deux amis bloqués pour des années à l’endroit qu’elle désire désormais quitter. c) L’apprentissage de la liberté Dans cet univers cloîtré, l’obession des personnages principaux est de recouvrer leur liberté. À l’enfermement physique dans un lieu isolé et dangereux, ils opposent leur désir de voyage et ne cessent de quitter le village pour celui de la Petite Tailleuse, pour le bourg de Yong Jing, pour les séances de cinéma à raconter ensuite, pour des bains dans la rivière, pour rencontrer le meunier, alors que la plupart des villageois de la montagne, hormis le tailleur itinérant, n’ont jamais quitté leur village. À l’enfermement affectif, ils opposent leur sens de l’amitié et leur capacité à aimer audelà des dificultés et de tout ce qui les sépare des villageois déshumanisés. À l’enfermement dans des taches répétitives, ils opposent leurs stratégies d’évitement : les absences du chef deviennent des occasions de ne rien faire, le réveil est manipulé pour dormir plus longtemps le matin (p. 25), ils acceptent des missions qui changent de l’ordinaire. À l’enfermement intellectuel, ils opposent leur liberté de penser, frisant l’inconscience, quand il s’agit de se moquer du chef et de son inculture (p. 12) ; ils quittent l’état de naïveté adolescente pour celui de l’expérience adulte en puisant des exemples dans les livres. À l’enfermement dans une condition sociale déterminée, ils opposent la possibilité de s’élever au-dessus de leur propre condition et offrent cette chance à leur amie, ce qui leur coûtera finalement cher. À l’enfermement dû à l’arsenal répressif des autorités communistes, ils opposent leur sens de la justice et de l’équité, et la désobéissance légitime aux lois et aux règlements iniques : mensonges, ruses, vols, lectures de livres interdits, musique interdite, avortement clandestin (p. 214), contacts avec des réprouvés comme le pasteur de Yong Jing (p. 210) sont autant d’actes de résistance individuelle ou collective. [Haut de page] 3. Les thèmes liés aux perspectives de l’auteur a) L’initiation à l’amour Le roman combine plusieurs formes d’écriture et plusieurs genres : l’autobiographie ou le témoignage, avec des péripéties qu’on retrouve dans la biographie de l’auteur (cf. documents complémentaires). Mais Dai Sijie reste discret sur le personnage qui le représenterait le plus dans le roman. On pense bien sûr au narrateur à la première personne qui s’adresse souvent au lecteur dans un style proche de l’oral : « Souvenez-vous, j’ai déjà mentionné son nom » (p. 57). Or, plusieurs indices laissent à penser que ce n’est pas si simple. Ce narrateur porte le nom de Ma dans l’adaptation cinématographique et dans le roman, comme nous l’apprend Françoise Rio dans la NRP (horssérie n°6, janvier 2006, p. 8) qui décrypte pour le lecteur occidental, les dédicaces que le narrateur offre à Luo quand il lui donne trois romans tirés de la valise (p. 138) : il dessine un cheval, une épée et une clochette (en chinois : Ma Jian Ling). Ce patronyme fictif complique la donne quand on sait que le Binoclard se retrouve dans des oeuvres antérieures de Dai Sijie, telle que Chine ma douleur où il est le protagoniste. Et si Dai Sijie s’était dépeint avec autodérision sous les traits du plus ridicule des rééduqués du livre ? Il est difficile de parler de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise comme d’une oeuvre seulement autobiographique. Dans les pages 168 à 181, il s’y mèle des changements de points de vue où la parole est donnée au meunier, à Luo et à la Petite Tailleuse, comme dans une fiction romanesque. On y trouve aussi une écriture du merveilleux où traditions populaires chinoises (magie et sorcellerie) et animaux aux étranges pouvoirs (corbeaux et serpent) jouent un rôle symbolique (p. 143, 168, 181). On relève également une forme d’écriture picaresque ou farcesque où certaines aventures relèvent d’un comique qui rappelle les textes grivois ou scatologiques du Moyen ge ou du XVIe siècle comme le Gargantua de Rabelais où les personnages sont confrontés aux excréments de diverses origines. Dai Sijie, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise Certains passages enfin relèvent plus de l’écriture pamphlétaire, tant la charge sur le pouvoir en place alors est forte (cf. le personnage du crétin en chef). Le livre dénonce de façon précise et documentée un certain nombre de faits avérés : la persécution des intellectuels, les rééducations et les conditions de vie misérables d’une partie de la population, ce qui vaudra à l’auteur quelques problèmes avec les autorités chinoises. [Haut de page] b) Culture et inculture, équilibre et déséquilibre Rien n’est simple là non plus, puisque Dai Sijie peint plusieurs formes de culture simultanément sans que ses prises de position soient claires : l’absence de culture moderne et occidentale ne signifie par pour autant l’absence totale de culture et, dans les montagnes, les rééduqués sont confrontés à un mélange de culture communiste mal digérée et à la permanence d’une culture populaire traditionnelle parfois ancestrale, présente dans les rites, les fêtes, les croyances. Le bagage culturel des rééduqués est au départ plutôt source de problème (cf. la scène du violon, incipit) même s’ils s’en sortent plutôt bien : on peut parler à un moment d’une période de bonheur à trois dans cet univers pourtant si rude. Les grands classiques poussiéreux de la valise redeviennent sulfureux, ce qu’ils ne sont plus depuis longtemps en Europe. Mais l’apport de la culture occidentale véhiculée à travers les livres a-t-il été positif ? Il a conduit à une certaine ouverture d’esprit chez les rééduqués, et chez la Petite Tailleuse, mais qu’en a-t-elle tiré ? Qu’il valait mieux qu’elle tente sa chance ailleurs en comptant sur sa beauté plutôt que de rester avec l’homme qui l’aimait. Elle se révèle selon ses propres mots « bonne comédienne » (p. 180) pour le meilleur peutêtre mais plutôt pour le pire. La perte de la naïveté s’accompagne ici d’une perte d’innocence et de sincérité, ce qui lui servira pour réussir à la ville. Ne vaut-il pas mieux rester ce qu’on est comme le meunier, avec ses joies et ses plaisirs, une forme de sagesse de l’équilibre, de l’acceptation de sa condition ? Savoir ce que nous sommes rend-il plus heureux ? Balzac est-il utile pour vivre dans le « Phénix du ciel » ou bien n’introduit-il pas une forme de déséquilibre dans l’harmonie, même cruelle, qui lui préexistait ? Balzac ne rendil pas les rééduqués et la Petite Tailleuse plus inadaptés encore qu’ils ne l’étaient avant ? L’évasion intellectuelle dans la musique et la littérature semble nécessaire aux rééduqués pour survivre mais dans le même temps, à cause d’elle, la Petite Tailleuse semble bien être partie pour vendre sa beauté comme une simple demi-mondaine balzacienne ou proustienne. Que faut-il en penser ? La réponse est peut-être à chercher dans cet équilibre précaire que nos deux héros recherchent entre les deux gouffres qui bordent le sentier escarpé qui les mène au village de la Petite Tailleuse, celui de l’ignorance et celui du savoir. [Haut de page]