Présentation
L’auteur
Fatou Diome est née en 1968 sur la petite île de Niodior, dans le delta du Saloum, au Sud-Ouest du Sénégal. Elevée par sa grand-mère, elle quitte rapidement son île pour faire ses études dans d’autres villes, et développe précocement le goût de la lecture et de l’écriture. En 1994, elle s’installe à Strasbourg afin de poursuivre ses études de lettres, qu’elle finance par des ménages.
En 2001, son premier recueil de nouvelles, La Préférence Nationale[1], lui vaut la reconnaissance du milieu littéraire. Mais c’est la publication du Ventre de l’Atlantique[2], en 2003, qui l’a fait connaître du grand public. Kétala[3] (2006) et Inassouvies, nos vies[4] (2008) seront également de grands succès de librairie.
Le Ventre de l’Atlantique a reçu le Prix des Hémisphères Chantal Lapicque ainsi que le LiBeraturpreis de Francfort en 2005. Il a été plébiscité par de nombreux jurys lycéens, obtenant par exemple le Prix inter-lycéen de Loire-Atlantique.
Elle enseigne actuellement à l’Université de Strasbourg, où elle poursuit la rédaction d’une thèse sur l’oeuvre de Sembène Ousmane.
Riche d’une double culture, Fatou Diome se réclame à la fois de Molière et de Senghor (p. 65). Lors de ses échanges avec le public, elle se plaît à rappeler que ses aînés ont eu la lourde tâche de revendiquer leur légitimité d’écrivains africains, mais que pour sa génération, il s’agit d’être écrivain tout court.
Le Ventre de l’Atlantique s’inscrit dans la lignée de ses premières nouvelles, publiées dans le recueil La préférence africaine (2001). Des récits courts, incisifs, qui peignent au vitriol sa condition de jeunes étudiante sénégalaise à Strasbourg. La narration à la première personne et la verve satirique trouveront des prolongements dans Le Ventre de l’Atlantique, enrichi d’une double perspective (la France vue d’Afrique et vice-versa) et d’une grande diversité de tons. L’auteur revendique la dimension fortement autobiographique de ces deux premières œuvres.
Ses romans suivants, Kétala (2006)et Inassouvies, nos vies (2008) sont autant de destins de femmes, cette fois racontés à la troisième personne, où l’on retrouve les grandes caractéristiques de l’écriture de Fatou Diome, dans de nouvelles déclinaisons : l’humour acéré, l’émotion poignante, le dialogue constant avec le lecteur.
L’œuvre
1. Un roman bipolaire
L’héroïne, figure de « narratrice lettrée »[5], sert de pont entre deux rives : elle permet au lecteur de naviguer entre l’expérience du racisme quotidien vécue par une émigrée sénégalaise en France et la vie sénégalaise, totalement orientée vers des rêves d’Eldorado européens et décentrée par rapport à elle-même. Xavier Garnier[6] souligne l’importance des réseaux de communication entre ces deux mondes : téléphones et ordinateurs y sont pléthore, mais le malentendu ne se dissipe pas pour autant. Madické, le petit frère, attend des nouvelles du monde, là où son aînée, Salie, désire recevoir des nouvelles des siens et du village.
Passé et présent / Ici et là-bas
Le roman se présente comme un long retour en arrière sur les événements qui ont marqué le passé de la narratrice et éclairent la situation au moment de l’écriture, telle qu’elle est mise en scène dans le récit. Les nombreuses analepses permettent au lecteur d’entrevoir fugitivement des tranches de vie, celles de Salie, mais aussi celles des personnages qui ont marqué son destin, recomposant ainsi le puzzle de son existence.
Des vies entières défilent dans les pensées de la narratrice, mais l’intrigue principale n’occupe que peu de pages, se concentrant sur le chapitre 1, pour ne resurgir qu’à la toute fin du récit, au chapitre 12. L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit pour Salie de convaincre son jeune frère, Madické, d’ouvrir un petit commerce à Niodior avec l’argent qu’elle va lui envoyer plutôt que de se risquer à une émigration hasardeuse en France. Seuls deux jours s’écoulent entre les deux matchs de foot qui rythment l’attente : le lecteur commence à suivre la pensée de la narratrice un « 29 juin 2000 » ( p.12) pour la retrouver le « 2 juillet 2000 » à la toute fin du roman ( p. 217). En revanche, deux ans d’incertitude sont sommairement résumés en quelques phrases, et c’est au lendemain d’un match de la Coupe du Monde 2002 que la narratrice apprend par un coup de fil que son frère s’est finalement rangé à son conseil, et qu’il se satisfait pleinement de sa nouvelle vie. C’est l’aboutissement d’un véritable parcours de réflexion pour le jeune homme, pour lequel Salie et Ndétare ont déployé des trésors de didactique afin de faire résonner leur « rhétorique anti-émigration » (p.139).
Au début et à la fin du récit, la narration épouse les circonvolutions de la pensée de Salie, la focalisation interne dominant. Mais au cœur du roman, lorsque l’écriture suit les pas des habitants de Niodior, laissant surgir fugacement leur passé, la narration devient omnisciente, révélant successivement l’intimité de chacun des personnages rencontrés, leur pensée et leur point de vue[7].
Autour de Salie et Madické gravitent de nombreux personnages, dont l’auteur se plaît à raconter la vie car elle éclaire la leur et sert parfois de contrepoint : Ndétare, l’instituteur, Moussa, l’Homme de Barbès, Sankèle, le vieux pêcheur, Yaltigué Wagané…
Le roman se construit ainsi par échos. Sa structure elle-même est circulaire, puisque le récit s’ouvre et se clôt sur l’évocation d’un match de football. Et de nombreux personnages jouent le rôle de doubles qui mettent en valeur la cruauté ou la réussite des destins de leurs alters-ego. La narratrice, enfant illégitime, est sauvée à deux reprises par sa grand-mère d’une mort certaine que donne à voir le meurtre de l’enfant secret de Sankèle et Ndétare. Et l’échec de Moussa paraît d’autant plus cruel que le fils du Vieux Pêcheur a réussi sa carrière en France avec une facilité déconcertante.
Une écriture cinématographique
Le long flash-back qui structure le récit n’est pas sans évoquer la construction de nombreux films, et la narratrice elle-même insiste sur la riche source d’inspiration que constitue pour elle le cinéma, puisque raconter sa destinée consiste à « dérouler des films tournés ailleurs » (p.224). Les allusions aux techniques cinématographiques sont nombreuses (« ambiance Technicolor » p14 ; « C’est toujours le même scénario avec lui » (p. 40) ; « arrêt sur image » p. 181). Elle prend plaisir à varier la focale, le plan d’ensemble faisant place à un gros plan. Ainsi, au début du roman, (p.15), les villageois assistent à la retransmission télévisée d’un match de la coupe d’Europe. Il y a « autant de public que dans une salle de cinéma ». Puis le regard se focalise sur un des spectateurs, par le biais d’un gros plan appuyé : « L’un d’eux reste muet, concentré sur les images. Le buste projeté vers l’écran, son regard se faufile entre les têtes ».
De la narration en images, la narratrice retient aussi le succession rapide de scènes, comme lorsqu’elle se figure subissant de multiples métamorphoses pour échapper à la violence du réel, page 124 : « Métamorphose ! Je suis une feuille de baobab, de cocotier, de manguier, de quinquéliba, de fégné-fégné, de tabanany, je suis un fétu de paille. »
Enfin, le récit se construit par des successions de scènes qui s’enchaînent très fréquemment grâce à des raccords cinématographiques : raccords par l’image (le pied de la narratrice foule le sable chaud de Niodior puis le pavé froid de Paris (p.13), la main de l’écrivain devient celle de l’adolescente qu’elle a été lors de la séance maraboutale chez la vieille Coumba p.142) ; raccords par le son (les coups de pilon qui résonnent pendant le match renvoient à l’enfance de Madické (p.15). La retransmission télévisée des matchs de football permet souvent à la narration de traverser l’Atlantique puisque l’on quitte la narratrice dans son appartement strasbourgeois pour retrouver d’autres spectateurs face au même match, sur l’île de Niodior.
La formation universitaire de l’auteur, spécialisée à la fois dans la littérature et le cinéma, n’est sans doute pas étrangère à ces partis pris narratifs.
2. L’identité évanescente d’une narratrice entre deux rives
L’exil comme identité
Dans les différents entretiens qu’elle a accordés lors de la parution du livre, Fatou Diome en revendique la dimension largement autobiographique, ce que corrobore une narration à la première personne.
« Éxilée tout le temps » (p.181), elle ne se sent chez elle ni en Europe, ni en Afrique. Mais l’exil qu’elle peint diffère des nombreuses représentations littéraires contemporaines : il n’est contraint ni par des motifs politiques, ni par des nécessités économiques. Sa naissance, considérée à Niodior comme illégitime, l’a placée dès les premiers jours de sa vie dans une situation de marginalité, scellant un destin placé sous le signe de la solitude. Et plus tard, ce sont ses choix de vie (divorce, études littéraires) qui l’excluent du groupe des femmes auquel son refus des soumissions et des traditions rigides la rend étrangère. Ndétare, l’instituteur, partage sa solitude. Étranger au village, où il a été muté par mesure de rétorion suite à ses engagements syndicaux, il n’a jamais été tout à fait accepté.
L’exil est pour elle souffrance, mais aussi synonyme d’une liberté essentielle : « l’ailleurs m’attire, car, vierge de mon histoire, il ne me juge pas sur la base des erreurs du destin, mais en fonction de ce que j’ai choisi d’être ; il est pour moi gage de liberté, d’autodétermination » (p.226).
La narratrice n’hésite pas à aller à l’encontre des idées reçues : si elle souffre de la solitude à Strasbourg, à Niodior, quand les villageois la rejettent, ses amis français lui manquent, et elle appelle de ses vœux leur réconfort.
Pour approfondir avec les élèves d’une manière vivante et concrète cette thématique extrêmement féconde de l’exil de l’écrivain, on pourra leur proposer d’écouter Fatou Diome échanger avec d’autres grands écrivains contemporains sur ce thème grâce à l’enregistrement réalisé par la BPI et disponible en ligne.[8]
La mise en scène de l’écriture
A de nombreuses reprises, la narratrice se décrit la plume à la main. Le plus souvent, les moments d’effervescence créatrice sont nocturnes : « L’écriture est ma marmite de sorcière. La nuit, je mijote des rêves trop durs à cuire » (p.14) Son outil de travail, le stylo, fait l’objet de nombreuses métaphores, tour à tour « bâton » de marche (p.211), poignard ou « pioche d’archéologue » (p.224).
Salie raconte aussi des séances d’écriture diurnes lors d’un de ses séjours à Niodior : sa position d’observatrice extérieure à la société accentue encore sa marginalisation vis-à-vis des autres femmes : « Elles me regardaient écrire (…) et ça les agaçait. (…) Chaque cahier rempli est une brique supplémentaire sur le mur qui se dresse entre elles et moi » (p.171).
Les métaphores du fil et du chemin caractérisent le rôle de l’écriture tout au long du roman : « tracer [un] chemin » libérateur (p.171), « former la ligne invisible qui relie la rive du rêve à celle de la vie » (p.211). Ainsi, une véritable fonction initiatique est assignée à l’écriture : « libre, j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire » (p.227).
Bien que les mots soient « trop étroits », « trop fragiles », ou « trop limités » (p.224), la souffrance est féconde en termes d’écriture : « Des nuits d’interrogation, des nuits d’écriture : torréfaction de ma cervelle. Le jus ? (…) Des guirlandes de mots-maux » (p.211).
La narratrice est aussi le relais intra-diégétique de l’auteur, qui joue avec jubilation des ressources de la langue française, décrite avec gourmandise par une métaphore culinaire : « Miam ! Ca se mange, une bonne langue ! » (p.37). De plaisants jeux sur les sonorités et double-sens des mots émaillent le roman (la « soumission » féminine vue comme « sous-mission » page 41 ; le « cône » qui devient « icône » p.20, les dîners « rose-morose » p.136…).
Enfin, Salie rend hommage aux grands prédécesseurs qui ont nourri son travail : Victor Hugo ou Montesquieu, mais aussi Mariama Bâ et Sembène Ousmane, grand auteurs sénégalais (p.65). L’intertextualité avec L’Aventure Ambiguë [9] est également revendiquée p.66 : « Mon Aventure Ambiguë ».
Lyrisme et nostalgie
La narratrice se plaît à évoquer son quotidien avec une distance amusée, dans un récit qui n’est pas exempt d’auto-dérision. Le coup de pied dans la table pendant le match sur lequel s’ouvre le roman donne d’emblée le ton.
Mais ce qui domine, c’est une forte nostalgie qui va ressusciter le « théâtre invisible, grouillant de fantômes » qu’elle porte en elle (p.227). L’évocation de sa naissance et de son enfance, par exemple, au chapitre 4, prend des accents pathétiques et lyriques bouleversants.
Les secrets douloureux ne se dévoilent que progressivement, au cœur du roman, après des chapitres plus légers où le lecteur a fait connaissance avec la narratrice sous un jour distancié. Au moment de raconter les méfaits du marabout de Coumba, la jeune femme s’interroge d’ailleurs sur les limites de ce que l’on peut raconter : « Raconter ou pas raconter ? Comment raconter ? Avec ou sans pointillés ? « (p.141).
3. Un roman engagé
Le dialogue avec le lecteur
Dès les premières pages du roman, la narratrice entame un dialogue fécond avec le lecteur, interpellé et remis en question avec humour. Cette démarche emprunte à la fois à Mariama Bâ, dont la narratrice se réclame, et au Diderot de Jacques le fataliste. En effet, Mariama Bâ a recours un procédé d’adresse tout au long de son récit, Une si longue lettre[10], présenté comme une lettre écrite par la narratrice à son amie d’enfance Aïssatou. Ces adresses à un tiers, qui contribuent à recréer la dimension orale du récit, sont fréquentes dans les romans d’Afrique de l’Ouest de la deuxième moitié du XXe siècle.
Mais l’influence du narrateur de Jacques le fataliste est aussi discernable dans le ton taquin et provocateur adopté par la narratrice à l’égard de son lecteur. Elle s’amuse ainsi de refuser de satisfaire à sa curiosité : « C’est qui Madické ? Mais je n’ai pas le temps de vous expliquer, moi ! » (p.17), s’inscrivant dans la filiation du narrateur de Diderot, qui remet toujours à plus tard le récit des amours de Jacques. Et par moment, les interpellations deviennent de véritables invectives : « Égoïste ? Dites-le et je viens vous couper la langue ! » (p.81), se muant en menace de garde-à-vue (p242) : « Si jamais vous lui dites que j’ai peur des flics (…) je vous condamne à quatre heure de tête-à-tête avec une patrouille ». Ici encore, Fatou Diome propose une belle réécriture des vives interpellations du narrateur de Diderot à son lecteur : « « Lecteur, à vous parler franchement, je trouve que le plus méchant de nous deux, ce n’est pas moi (…) Vilains hypocrites, laissez-moi en repos ! »[11].
Dans ces moments de dialogue, l’écriture emprunte des traits à l’oralité : prégnance de la ponctuation affective, emploi de termes familiers…
L’échange avec le lecteur revêt souvent un caractère didactique. Fatou Diome emploie très peu de vocabulaire propre au Sénégal, mais quand c’est le cas, elle charge sa narratrice d’en expliquer le sens au lecteur au moyen d’appositions : « dryanké, coquette dame pétulante » (p.144), « talalé (…) couscous au poisson » (p.27). Mais l’éclairage du contexte culturel est parfois aussi plus développé, comme lorsque la narratrice explique longuement le fonctionnement particulier du télécentre (p.35) ou le rituel du thé (p.173). Ces paragraphes didactiques esquissent-ils l’image du lecteur européen comme destinataire privilégié du roman ? Non, ils s’adressent à tous les lecteurs non-niodiorois, étrangers à la culture très particulière de cette « gencive » accrochée au bord de l’Atlantique. La narratrice se plaît en effet à rappeler la diversité des cultures africaines lors de l’épisode consternant de sa première arrivée en France : le policier de l’aéroport la somme de traduire le dialogue de deux autres africains qui s’expriment dans une langue qu’elle ignore.
Par cette posture d’adresse à un lecteur qui peut être homme ou femme, Fatou Diome se démarque d’œuvres antérieures écrites par des femmes comme Une si longue lettre de Mariama Bâ, ou C’est le soleil qui m’a brûlé [12] de Calixthe Beyala. En effet, dans ces deux romans, les narratrices adressent leurs récits à une complice féminine qui permet à la prise de parole d’advenir (Aïssatou chez Bâ, Irène chez Beyala) dans un dialogue constamment renouvelé[13].
La plume voltairienne : bousculer les idées reçues
Au fil des pages, la narratrice tacle les abus des diverses religions, interroge la condition des femmes, et dénonce certaines facettes de l’émigration africaine, notamment la mythologie de l’Eldorado européen entretenue par d’anciens émigrés qui dissimulent leurs souffrances.
Pour rendre cette dénonciation plus efficace, la narratrice varie les stratégies énonciatives. Tous les ressorts du rire sont explorés, mais le récit fait aussi la part belle à l’émotion lors d’évocations pathétiques comme l’assassinat du nouveau-né de Sankèle, et Salie Sarr sait devenir didactique, dans une démarche apparentée à l’essai, lorsqu’elle soumet au jugement du lecteur ses réflexions (ou celle de l’instituteur Ndétare) sur les fondamentalistes musulmans (p.188) ou le racisme à l’égard des supporters sénégalais (p.241).
La satire et l’ironie, mais aussi l’art de la caricature servent les propos de Fatou Diome. Son écriture incisive se caractérise notamment par un art consommé de la chute. Ses premières nouvelles[14] reposaient déjà sur le principe de la chute (la jeune étudiante laisse ses employeurs croire qu’elle ne parle pas le français, pour mieux leur révéler finalement que son niveau d’étude est bien supérieur au leur). Mais ici, ce procédé littéraire est extrêmement concentré, jaillissant en formules saisissantes qui soulignent l’ironie des paroles initiales. Ainsi, rencontre-t-on, page 177, « l’intello de la bande, qui venait d’être renvoyé pour redoublements fréquents ». Une évocation héroï-comique des émigrés parisiens décrit « des touristes qui visitent Paris juchés sur des camions à benne » (pp.37-38). L’ironie la plus mordante est celle qui s’instille dans la description des biens de l’ Homme de Barbès (p.29) : « sa Rolex de contrebande, qu’il ne savait pas régler (…) son congélateur et son frigo, fermés à clef » (p.29).
Vrais et faux récits
Tous les personnages du roman, si divers soient-ils, ont en commun un goût immodéré du récit, des histoires racontées à un public. Mais deux types de récits s’opposent : la fable mensongère (le Paris inventé par l’Homme de Barbès pour masquer son passé douloureux ; l’ « épopée » (p.163) créée de toute pièce par un autre émigré sur la publication du premier livre de la narratrice) et le récit engagé, à visée éducative, qui cherche à faire éclater la vérité (le destin tragique de Moussa raconté par Ndétare pour décourager les jeunes d’émigrer, les violences du marabout que Salie confie à Madické pour tenter de le dissuader de ce fier à ces charlatans).
À ces récits porteurs de vérité dans la diégèse, font échos au niveau extradiégétique les récits des vies des femmes martyres de la société comme Sankèle ou « la petite de Fimela », destinés à sensibiliser le lecteur à leur situation.
Dans cette lutte d’une parole contre une autre, les faux récits sont fustigés, car ils peuvent se révéler meurtriers. C’est en effet la rumeur d’homosexualité qui achève de déshonorer Moussa et le pousse au suicide, « brise nauséabonde » colportée de maison en maison (p.110).
[1] La Préférence Nationale, Présence Africaine, 2001
[2] Le ventre de l’Atlantique, Anne Carrière, 2003, réédition Le Livre de Poche, 2005
[3] Kétala, Flammarion, 2006 ; J’ai lu, 2007
[4] Inassouvies, nos vies, Flammarion, 2008
[5] L’expression est de Xavier Garnier (« L’exil lettré de Fatou Diome », Notre Librairie, n°155-156, juillet-décembre 2004, pp. 30-35).
[6] ibid
[7] Cette omniscience de la narratrice fait écho à celle de Ramatoulaye dans Une si longue lettre ( Mariama Bâ, Une si longue lettre, Les nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1979). Cette posture énonciative a été interprétée comme une véritable prise de pouvoir par les femmes à une époque où la parole leur était confisquée ( voir à ce propos l’ouvrage de Susan Stringer,(The Senegalese Novel by women, Peter Lang, New York, 1996).
Un enregistrement réalisé lors des « 8e Rencontres d’encre et d’exil » organisées à Paris par la BPI, le 5 décembre 2008. Fatou Diome répond aux questions de Pascal Jourdana en compagnie de Gustave Akakpo, Kossi Efoui et Gaston-Paul Effa sur le thème de « l’exil de l’écrivain : les raisons du départ
[9] Roman majeur du sénégalais Cheikh Amidou Kané, paru en 1961. C’est le récit du parcours de Samba Diallo. Brillant élève de l’école coranique, il va fréquenter l’école française pour « apprendre à vaincre sans avoir raison » (dira une des dignitaires traditionnelles). Il poursuivra ses études à Paris, expérimentant la confrontation de deux cultures, dont il ne pourra par la suite renier aucune : « Je suis devenu les deux. Il n’y a pas une tête lucide entre deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n’être pas deux".Editions Juliard, 1961 (réédition U. G. E. « 10/18 »)
[10] Mariama Bâ, Une si longue lettre, Les nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1979
[11] Jacques le fataliste et son maître, Gallimard 1973, réédition Folio classiques p261
[12] C’est le soleil qui m’a brûlée, Calixthe Beyala, Stock, 1987
[13] A propos du rôle du « tiers-actant » dans Une si longue lettre, l’ouvrage de Susan Stringer,(The Senegalese Novel by women, Peter Lang, New York, 1996) est particulièrement éclairant.
[14] La Préférence Nationale, Présence Africaine, 2001