LE TESTAMENT FRANÇAIS
Andreï Makine
Niveaux conseillés : 3e (d'un bon niveau) et 1re
Ce roman conviendrait à une classe de 3e (textes autobiographiques et récits de vie) ainsi qu'à une classe de 1re (objet d'étude : le biographique). L'objectif serait de sensibiliser les élèves aux difficultés du texte dit autobiographique ou d'inspiration autobiographique, afin de montrer notamment que la frontière entre les deux catégories de textes n'est pas étanche : au-delà de la séparation parfois artificielle entre ces deux catégories, une problématique importante les réunit, celle de la vocation d'un homme pour la littérature.

Présentation

L’auteur

Andreï Makine est né en 1957 en Sibérie, à Krasnoïarsk, au nord de la Mongolie. Après avoir suivi des études à Kalinine et à Moscou, il enseigne la philosophie à Nougorod. C’est en 1987 qu’il arrive en France, où il finira par obtenir l’asile politique. Mais ses conditions de vie et de logement sont d’abord précaires : une petite chambre entre Belleville et Ménilmontant et, un temps, un caveau du Père Lachaise. L’écriture, chez Makine, constitue une vocation précoce. Ses manuscrits rédigés en français sont dans un premier temps refusés. Les éditeurs ne peuvent visiblement se résoudre à accepter qu’un Russe écrive directement dans la langue de Proust, cette seconde langue qu’il maîtrise depuis l’âge de trois ans, grâce à sa grand-mère. En 1990, l’écrivain parvient enfin à imposer un premier texte intitulé La Fille d’un héros de l’Union soviétique. Une grande carrière littéraire commence alors, avant la consécration en 1995 et la triple obtention des prix Goncourt, Goncourt des Lycéens et Médicis pour Le Testament français en 1995.

En huit romans, Andreï Makine réussit à s’imposer comme un écrivain au style exigeant que les admirateurs qualifient de poétique et savant et que d’autres, moins amènes, jugent volontiers trop classique. Comme de nombreux auteurs francophones qui ont choisi d’écrire dans notre langue, se dire écrivain français, c’est finalement se rattacher à un grand courant littéraire qui ne peut tomber en désuétude.

La langue, le style, certes sont primordiaux ; mais « l’écriture ne se résume pas seulement à des mots, au style, ni même à l’enchaînement des phrases » ; l’écriture, « c’est surtout une vision », affirme Makine (Horspress, propos recueillis par Jean-Louis Tallon, Bruxelles, avril 2002). Ce terme de « vision », notamment à l’œuvre dans Le Testament français, semble primordial pour qui prétend comprendre la visée romanesque de l’écrivain. Écrire, c’est tenter de rejoindre, par une intuition fulgurante et un travail minutieux de la langue, une histoire, un passé qu’on n’a pas forcément soi-même vécu, mais qui revit ou vit en nous, sous nos yeux. Écrire le passé, c’est le re-présenter et parfois le transfigurer (un terme qui revient souvent sous la plume de l’écrivain), c’est tenter, en abolissant le temps, d’effacer le mal qui marque bien souvent l’histoire des hommes. On le voit, la mission de l’écrivain selon Makine est très ambitieuse. Lui-même est bien conscient qu’on pourrait lui reprocher une certaine grandiloquence ; mais il rejette cette critique, mesurant à quel point l’esprit français peut s’avérer parfois marqué par le cynisme ou la critique corrosive. C’est sans doute par cette tentative d’inscrire son Å“uvre dans une recherche qu’on pourrait qualifier de spirituelle ou d’ascétique, que Makine rejoint les grands écrivains russes classiques, même s’il choisit, pour écrire, le français.
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Le roman

Il suffit de parcourir une notice biographique sur l’auteur du Testament français pour s’apercevoir que le roman est clairement d’inspiration autobiographique. Le narrateur du récit a bien des points communs avec son auteur. Tous deux ont abordé la France par sa littérature ; tous deux ont d’abord vécu Paris comme une amère expérience : un séjour précaire, avec pour première maison un caveau familial du cimetière du Père Lachaise ; tous deux sont devenus, à l’âge adulte, écrivains. Mais on risque de passer à côté du propos de l’auteur si on ne saisit pas combien, à travers ce roman, au-delà du souci anecdotique et de celui, légitime, de suivre par la chronologie l’histoire d’une vie, Makine cherche à régler ses comptes avec son pays d’adoption, la France, mais aussi à lui payer sa dette.

Payer sa dette, c’est retracer le parcours d’une enfance marquée par l’histoire et surtout, la littérature française. Le Testament français est un livre de reconnaissance et d’admiration. Parmi quelques écrivains qu’on sent toujours présents, quatre noms se détachent : ceux de Victor Hugo, de Baudelaire, de Marcel Proust, qui donne une de ses épigraphes au roman et enfin celui de Gérard de Nerval, chez lequel il faudra sans doute aller chercher une des clés d’interprétation principales du livre. Régler ses comptes, c’est dire à quel point la France est, pour le narrateur, un objet de fascination comme de rejet. Ce parcours plein d’ambiguité, double, constitue une des trames essentielles du roman. L’héritage français du personnage principal apparaîtra, jusqu’à l’âge adulte, à la fois comme un fardeau à traîner – «tout ce fatras français qui gâche ma jeunesse» (p. 340) – et un objet de convoitise idéalisé. Cette dualité, « ce dédoublement » (p. 33) d’un narrateur pris entre deux pays, l’un rêvé (la France) et qu’il faudra «détruire» (p. 248), afin d’accéder pleinement à l’autre (la Russie), il faut bien sûr en chercher la trace chez Makine lui-même, écrivain né en Russie mais d’expression française. Un épisode de la vie de l’auteur semble à cet égard significatif : installé en France, puis naturalisé, Makine voit ses premiers manuscrits refusés. C’est à une supercherie, ou une ruse, qu’il doit son premier livre publié, l’ayant présenté à ses éditeurs comme traduit du russe !

Roman des origines, de l’identité recherchée, reniée puis retrouvée, Le Testament français doit une bonne part de sa richesse, en dehors des qualités d’écriture indéniables – le style néo-classique de Makine, nous l’avons dit, lui est parfois reproché – à sa structure complexe, sa trame à la fois circulaire et linéaire.

Quatre parties composent le roman. Les deux premières suivent le narrateur et sa sÅ“ur durant leur enfance sibérienne, marquée par les visites estivales chez la grand-mère maternelle, Charlotte Lemonnier, qui leur lit des livres français et évoque pour eux son enfance parisienne : Neuilly, au début du XXe siècle, un «simple village», Paris transformé par la crue de 1910 en un grand lac – « la France Atlantide » (p. 29). Et puis ce sont les anecdotes nombreuses sur la vie du président Félix Faure, la visite de Nicolas II � l’Assemblée Nationale, « le petit sac du Pont-Neuf », trouvé un jour par Charlotte, la valise et son trésor caché – des photos et des « croquis journalistiques » (p. 31) dont Vincent, l’oncle de la grand-mère, lui avait transmis le goût. Commence ici le récit plutôt linéaire de la vie de Charlotte, son enfance parisienne, son adolescence sibérienne pauvre dans une isba à la périphérie de Boïarsk, les leçons de français qu’elle donne à la fille du gouverneur de la ville, tandis que sa mère, Albertine, mariée à Norbert, effectue des allers et retours permanents entre Paris et la Russie. C’est, à la fin de la Première Guerre mondiale, la rencontre du soldat qui lui donne le caillou brun puis, en 1921, le retour en Russie, avec une mission de la Croix-Rouge, et les retrouvailles, après sept ou huit ans, avec Albertine. L’épisode se clôt par le mariage de Charlotte avec Fiodor.

Le temps de l’enfance s’avère être, pour le narrateur et pour sa sÅ“ur, celui du « dédoublement de [leur] vie » (p. 33). Charlotte, en messagère de cette Atlantide qu’est la France, fait surgir un passé idéalisé, fait naître, avec la langue française, un «deuxième regard sur les choses» (p. 66).

Ce parcours plutôt linéaire, mais ponctué de retours en arrière, se poursuit à travers la seconde partie, où l’on continue à suivre parallèlement l’histoire de Charlotte, devenue infirmière pendant la Seconde Guerre mondiale, la disparition puis le retour de son mari Fiodor, et celle du narrateur, désormais âgé de treize puis quatorze ans. Les récits sur le balcon, en été, se poursuivent, mais la France de Charlotte commence à perdre de son aura, à « s’épuiser » (p. 180).

Le temps mythique et légendaire de l’Atlantide, déjà mis à mal dans cette seconde partie, qui « sonne le glas de l’enfance » du narrateur (p. 111), va laisser place, dans la troisième partie, au retour en force de la Russie. Le jeune homme subit un « retournement » (p. 205), revient à la « vie réelle » (p. 200). Enfin, dit-il, « je me sentis russe » (p. 204). Il a fallu pour cela dissiper le « mirage de cette France d’antan, peuplée de revenants » (p. 219), « étouffer ce second cÅ“ur dans [s]a poitrine » (p. 217). L’enfant rêveur laisse place à l’adolescent russe qui plonge dans la vie réelle, les filles et les prostituées, l’amitié avec Pachka et l’intégration à l’école enfin réussie. Ses camarades ne se méfient plus de cet enfant curieux à l’ascendance suspecte. L’héritage français empêchait donc de vivre (p. 252).

Le temps passe et on se retrouve vingt ans plus tard, à l’âge adulte. C’est d’abord le journalisme, en Allemagne, puis Paris, au cimetière du Père Lachaise, parmi les tombes. Et le projet fou de faire revenir Charlotte, longtemps délaissée, en France.

Roman à l’histoire linéaire, ponctuée de nombreux parallélismes et retours en arrière, Le Testament français obéit donc aussi à une structure circulaire remarquable. Les premières pages laissaient apparaître « une photo que (le narrateur) n’aurait pas dû voir. » (p. 17) On comprend vite qu’il s’agit d’un secret, dont on attendra longtemps la révélation. Celle-ci a lieu à Paris, à la fin du roman: la jeune femme prise en photo était la mère du narrateur. Le testament laissé par Charlotte en fin de vie, révèle que l’héritage français n’existe pas : la mère était russe, fille de koulak, et s’appelait Maria Stepanovna Dolina. Avec cette trahison, cette « illusion française » (p. 340) le roman se clôt, en cercle. Mais, entre temps, on a compris que le narrateur adulte arrivé à Paris peut enfin, et malgré cette ascendance française inexistante, retrouver la France et la vivre réellement. Roman d’initiation à la France et à sa langue, Le Testament français nous présente, au bout du compte, un personnage qui, en retrouvant les traces de cette crue de 1910 évoquée au début du livre – autre cercle – assume pleinement son héritage.
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Les thèmes

1. Un témoignage sur l’histoire française et russe des XIXe et XXe siècle
Le Testament français se présente, à plus d’un titre, comme le roman d’une vie : celle du narrateur bien sûr, mais aussi celle de sa grand-mère, Charlotte Lemonnier. Suivre la trame de cette existence féminine, c’est se donner l’occasion de porter un témoignage sur l’histoire française, mais surtout russe du XXe siècle. Cet aspect du roman en constitue un des fils conducteurs. Charlotte, cela a déjà été souligné, se pose en messagère de l’Atlantide française, un continent oublié, perdu pour le narrateur et sa sÅ“ur. La France qu’elle fait remonter à la surface du souvenir est celle de la Troisième République et du président Félix Faure (1841-1899), sans doute moins célèbre pour son action d’homme d’état que pour sa mort, raillée par Clémenceau, dans les bras d’une demi-mondaine, Marguerite Steinheil. L’épisode prend place dans le roman et contribue à sortir le narrateur de la vision rêvée qu’il avait de la France dans les première années de son existence.

Ce sont ses propres recherches, plus tard, qui conduiront l’adolescent à prendre connaissance de la mort pittoresque de Félix Faure, comme elles lui révèleront une histoire de France dont jusqu’alors il ne possédait que «les reflets éphémères» (p. 155). Désormais, dit-il, « j’aspirais à connaître l’intimité de son histoire. » (p.155) Cette quête s’avère difficile parce que la Russie soviétique soumet l’Histoire à la censure.

« [L]a bibliothèque, otage de l’idéologie, était très inégalement fournie : je n’y trouvai qu’un seul livre sur le temps de Louis XIV , tandis que l’étagère voisine offrait une vingtaine de volumes consacrés à la Commune de Paris et une douzaine sur la naissance du parti communiste français.» (p. 156).

La littérature offre au jeune homme l’occasion de « déjouer cette manipulation historique. » (p. 156). Et c’est alors la découverte des grands classiques français : Gautier, Balzac, Musset, Sand et Hugo. Le roman, toutefois, ne fouille pas en profondeur ces figures, comme le reconnaît le narrateur lui-même :

« Je recherchais surtout des anecdotes semblables à celles que racontent aux touristes les guides devant les monuments d’un site. » (p. 156).

Il s’agit du gilet rouge de Théophile Gautier, du narguilé de George Sand ou bien d’une phrase de Victor Hugo, lors d’une conversation avec Leconte de Lisle.

Le témoignage sur l’histoire russe est plus étoffé. La figure de Félix Faure assure d’abord le lien entre les deux patries du narrateur : la visite que fit l’Empereur Nicolas II en France en octobre 1896 constitue un des premiers épisodes du roman. Puis ce sera la Russie de 1917, la mort ignominieuse de ce dernier Tsar de toutes les Russies, la Première puis la Seconde Guerre mondiale et le lourd tribut payé par la Russie à ces deux conflits. Ces deux derniers épisodes sanglants sont donc suivis par les yeux de Charlotte, infirmière volontaire qui soigne les blessés.

Le « grand projet messianique – ce communisme qui, un jour, nous rendrait tous constamment heureux, cristallins dans nos pensées, strictement égaux » (p. 222) n’est, il est vrai, jamais étudié dans ses détails, ce sont plutôt comme des îlots qui remontent de temps à autre à la surface. Rarement les figures de Lénine ou Staline apparaissent-elles dans le roman, mais leur présence est toujours sous-entendue. Une seule figure, un seul rouage de la machine totalitaire soviétique trouve sa place dans le récit : celle de Lavrenti Pavlovitch Beria (1899-1953), sous-chef de la police politique en 1938. La monstruosité du personnage apparaît à travers l’évocation de son goût tyrannique pour les femmes, que Beria repérait dans la rue et qu’il demandait à son chauffeur de suivre. Capturées, ces femmes étaient ensuite violées, avant de disparaître. Beria et « son harem de femmes violées, tuées. » (p. 214).

Si le monde soviétique apparaît à travers la figure de Beria, c’est surtout la guerre et son tribut de blessés, de morts, qui traverse, comme un fleuve, le roman. Une évocation assez étendue est faite par exemple de ceux que les Russes appellent les « samovars » (p.257), ces soldats mutilés sans bras, qui traînent à travers Moscou et demandent l’aumône aux passants. La Russie, au final, est décrite comme un pays « monstrueux » – « Le mal, la torture, la souffrance, l’automutilation sont les passe-temps favoris de ses habitants. » (p. 207) – mais que le narrateur dit aimer, justement « pour son absurde ». Être Russe, c’est être double, habité par les deux abîmes du bien et du mal, comme le disait déjà Dostoïevski au XIXe siècle.
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2. La quête de l’impossible origine
Roman d’une vie, ou plutôt deux, puisque l’histoire de la grand-mère Charlotte joue un rôle aussi important que celle du narrateur, Le Testament français est un livre dans la grande veine des romans d’apprentissage, où la quête de l’origine, d’une identité perdue et à retrouver, occupe une place essentielle.

Le tiraillement entre deux patries constitue pour le personnage principal un obstacle majeur qu’il lui faudra dépasser afin d’accéder à l’unité de sa personne.

Avant de vivre cette double appartenance culturelle comme une chance, un facteur d’enrichissement – ainsi en ira-t-il à la fin du roman – le narrateur évoque une enfance déchirée, dédoublée. « Non, ce n’était pas la première fois que nous remarquions ce dédoublement de notre vie. » (p. 33). Et le terme revient de manière lancinante dans toute la première partie du livre. Cette «double vision», ce « deuxième regard porté sur les choses » (p. 66), s’il ne constitue pas à proprement parler « une tare » (p. 66), n’est pas un atout pour un jeune garçon dont le souci est de vivre en Russe. L’héritage français empêche un enfant de regarder ses camarades de classe avec un seul regard. La différence qui en résulte, sentie par eux, engendre des brimades, dans la cour d’école.

On comprend, dès lors, pourquoi l’enfant, devenu adolescent, cherche à effacer la France rêvée, cette « parcelle greffée » (p. 126), et à s’affirmer comme un jeune homme russe. « Je me sentis russe » (p. 204), « j’étais Russe » (p. 211) et enfin «je suis Russe» (p. 216) ; l’affirmation identitaire est martelée tout au long de la troisième partie du récit. Occupé, comme tous les adolescents de son âge, par la découverte des filles, les premiers flirts, le narrateur vit un « retournement » (p. 205), il lui semble qu’il peut enfin vivre – « je revenais à la vie » (p. 220) et plus loin, « j’étais guéri » (p. 223). La vie à l’école devient enfin possible.

Seulement voilà, on peut bien, adolescent, être « prêt à tout pour expier [s]a marginalité » (p. 223) jouer un rôle et, posant en habile « conférencier » (p.224), acquérir « la réputation d’un conteur patenté » (p. 224), l’héritage français n’en a pas disparu pour autant. Raillé dans les récits que l’adolescent fait pour ses camarades – « je m’attardais longuement sur les ébats torrides du Président et de Marguerite » (p. 224) – il faudra un jour l’assumer.

L’événement a lieu bien plus tard – ce sacramentel « vingt ans après » (p. 297) – lorsque le narrateur fait, depuis des années, du journalisme en Allemagne et en France. Le choc est violent. C’est l’existence précaire dans un cimetière, mais c’est surtout, le choix assumé de l’écriture, l’expérience bien connue de tous ceux qui ont une double identité culturelle : le sentiment d’une éternelle différence. Français en Russie, on se sent Russe en France. Makine – car à ce stade du roman le narrateur rejoint l’auteur – écrit en français, mais ses éditeurs refusent son travail : « j’étais « un drôle de Russe qui se mettait à écrire en français » (p. 313). Dès lors, il va falloir ruser et procéder à « une mystification littéraire » (p. 313) : « Dans un geste de désespoir, j’avais inventé alors un traducteur et envoyé le manuscrit en le présentant comme traduit du russe. Il avait été accepté, publié et salué pour la qualité de la traduction. Je me disais, d’abord avec amertume, plus tard avec le sourire, que ma malédiction franco-russe était toujours là. Seulement si, enfant, j’étais obligé de dissimuler la greffe française, à présent c’était ma réussite qui devenait répréhensible. » (p. 313).
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3. La langue française en héritage
Le roman pourrait laisser l’impression – impression fausse, comme nous le verrons dans le point 4 de cette étude – de se clore sur un échec. La malédiction franco-russe évoquée par le narrateur semble peser sur lui, et ce, malgré la réussite apparente des livres publiés. Qu’en est-il de la quête de l’origine ? A-t-elle bien avancé ? Le lecteur avait deviné, dès les premières pages, dès l’apparition de cette photo entrevue par l’enfant et aussitôt cachée à son regard, que la jeune femme figurant sur la photo allait faire l’objet d’une révélation finale. Charlotte savait le mystère de cette photo et elle l’avait longtemps tenu caché. C’est à sa mort seulement que le narrateur en prendra connaissance : la jeune femme était sa mère, une femme bien russe et non française. L’héritage français, le « testament » (p. 335), comme dit Alex Bond, l’homme d’affaire russe à qui Charlotte a confié la lettre où elle trahit le secret, n’existe donc pas ! N’y avait-il donc pas lieu de se tourmenter, de vivre la déchirure de deux mondes ? Si, car derrière ce faux héritage maternel s’en cache un autre, véritable, celui de la langue française, transmise au moment de l’enfance. Héritage non plus maternel, mais « grand-maternel » enfin retrouvé et assumé. Ce n’est pas par le sang mais par la langue qu’il se transmet, car « la France, apparue un jour au milieu des steppes de Saranza, devait sa naissance aux livres. Oui, c’était un pays livresque par essence, un pays composé de mots, dont les fleuves ruisselaient comme des strophes » (p. 323-324). On est finalement d’un pays lorsque l’on vit cette langue, qu’on la parle et l’écrit. être écrivain francophone, c’est être écrivain français.
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4. Le travail silencieux de la mémoire : une réflexion sur l’écriture
C’est bien plus qu’une simple identité française, bien plus qu’une culture que contient cet héritage de la langue. Celle-ci apparaît au narrateur/auteur comme un « sésame », capable de lui ouvrir le monde. Makine construit un patient travail de réflexion et d’analyse sur les rapports entre la mémoire, la lecture et l’écriture: lire et écrire, c’est se donner accès à un monde qu’on n’a pas connu et qu’on fait revivre sous nos yeux. Plus encore, c’est sans doute par le truchement de la langue que ce monde oublié survit. Et c’est, pour Makine, comme un miracle.

« Cette brève parole provoqua le miracle. Car soudain, par tous mes sens, je me transportai dans l’instant que le sourire de trois élégantes avait suspendu. » (p. 185-186)

Le Testament français est un roman de filiation proustienne, comme en témoigne, dès l’ouverture cette épigraphe empruntée au Temps retrouvé : « les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu ».

Écrire, c’est finalement se souvenir de ce qu’on n’a pas vécu. C’est abolir les frontières du temps et se transporter dans le passé. L’épisode situé à la fin du livre où le narrateur se retrouve face à une plaquette évoquant la crue de 1910 évoquée jadis par sa grand-mère est à cet égard significatif.

« Ce n’était pas un souvenir, dit le narrateur, mais la vie elle-même. Non, je ne revivais pas, je vivais. » (p. 307).

Mais si la filiation proustienne est évidente, l’héritage nervalien ne l’est pas moins. La référence au poème de Nerval Fantaisie (voir p. 192) semble jouer un rôle capital dans le roman et traduire son esthétique. Écrire, pour Makine, ce n’est pas seulement faire revivre le passé, effacer les frontières du temps et prouver sa réversibilité, mais c’est, de façon plus ambitieuse encore, abolir le temps.

Makine semble partager le projet de Nerval qui rêva, dans ses poèmes et nouvelles, au travers d’une langue pure, limpide, de provoquer des réminiscences du passé perdu et d’accéder enfin à une forme d’éternité. La vraie littérature est « cette magie dont un mot, une strophe, un verset nous transport[ent] dans un éternel instant de beauté. » (p. 324).

Mais comment procéder, lorsqu’on veut soi-même écrire et non pas simplement lire cette vraie littérature évoquée plus haut ? Il s’agit de forger sa propre langue, « qui dirait l’indicible » (p. 193), qui capturerait ces « instants éternels » (p. 308) dont la littérature nous donne comme l’intuition. À côté de notre vie en existe une autre, « invisible, inavouable » (p. 308). C’est le travail sur le passé, la mémoire, par l’écriture, qui peut faire surgir cette autre existence dégagée des contingences habituelles.

« Il fallait, je ne savais pas encore comment, la faire s’épanouir en moi. Il fallait, par un travail silencieux de la mémoire, apprendre les gammes de ces instants. Apprendre à préserver leur éternité dans la routine des gestes quotidiens, dans la torpeur des mots banals. Vivre, conscient de cette éternité. » (p. 309).

L’écriture semble être finalement pour Makine, comme il le soutient d’ailleurs dans un entretien publié (in Horspress, cf. bibliographie), le fruit d’une vision instantanée, dont le lieu ou l’occasion est la langue ou bien un point secret de notre mémoire.
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