UNE FILLE ZHUANG
Wei-Wei
Niveau conseillé : 3e
Pour consolider l'autonomie des élèves face à des textes divers, le programme de lecture de la classe de 3e se donne pour principaux objectifs de connaissance :
- l'étude de l'expression de soi,
- la prise en compte de l'expression d'autrui.
Dans cette perspective, l'année de 3e met l'accent sur la lecture de textes autobiographiques et de poèmes lyriques, ouvre davantage à la lecture d'oeuvres étrangères et accorde une place accrue à la lecture de textes à visée argumentative.
Le fragment d'autobiographie que constitue Une fille Zhuang peut aider le professeur à atteindre ces objectifs de lecture avec ses élèves. Centré sur la classe de 3e et ses enjeux (en particulier en termes d'évaluation certificative), ce dossier propose également des pistes de travail sur la recherche documentaire, l'écriture argumentative et une réflexion sur les outils de la langue.

Présentation

L’auteur

Wei-Wei (voir son portrait) est née en 1957 à Nanning, capitale de la province autonome du Guangxi, au sud de la Chine, à proximité de la frontière avec le Laos (voir cartes dans les documents complémentaires). Elle appartient par son père à la plus grande minorité ethnique chinoise, les Zhuangs, et par sa mère aux Hakkas (voir les cartes et la présentation officielle du système des minorités en Chine dans les documents complémentaires).

C’est une enfant de santé fragile qui vit avec ses parents, son frère et sa grand-mère. C’est cette dernière qui inspirera Wei-Wei pour imaginer l’héroïne narratrice de La Couleur du Bonheur (son premier roman).

Son père est éditeur du quotidien provincial. Sa mère est un membre actif du Parti depuis l’âge de quinze ans. Pendant la campagne des « Cent Fleurs » où Mao encourage la population à critiquer le parti communiste chinois, celle-ci tient des propos qualifiés ultérieurement de « droitistes »1 qui vont entraîner la déchéance de la famille. Elle est rapidement expulsée du Parti dès les débuts de la Révolution Culturelle (1966-1969). Au printemps 1970, le père de Wei-Wei perd également son poste et doit quitter la capitale provinciale pour l’ancienne capitale provinciale de Guilin où il doit prendre un poste de rédacteur dans un journal local. Cet exil humiliant prendra fin au nouvel an 1972 quand le père de Wei-Wei retrouvera Nanning et le poste dont il avait été évincé.

C’est pendant cette « parenthèse enchantée » de deux ans que Wei-Wei, qui songe alors à devenir médecin, développe son goût pour les promenades dans la nature et la préservation du patrimoine. Cette sensibilité particulière aux enjeux écologiques et patrimoniaux la poussera à écrire son plaidoyer contre le barrage des Trois-Gorges, Le Yangtsé sacrifié.

Après avoir réussi brillamment son premier et son deuxième cycle (équivalents du collège et du lycée), Wei-Wei est envoyée à l’été 1974, comme tous les jeunes intellectuels de sa génération, en « rééducation » à Dingxi, un hameau situé près de la bourgade de Nanxio, elle y reste dans des conditions très difficiles jusqu’à ses dix-neuf ans. Sa connaissance du Putonghua2 lui permet alors d’être sélectionnée pour intégrer le département des langues étrangères à l’Institut des minorités nationales du Guanxi, où elle obtiendra une licence de français. C’est cette période de sa vie qu’elle a choisi de raconter dans Une fille Zhuang.

Elle poursuit ensuite ses études à l’Université du Pékin avant d’obtenir une bourse pour étudier à la Sorbonne en 1987.

Après ses études, elle séjourne à Paris puis près de Manchester, où elle vit désormais. Mère de deux enfants, elle exerce la comptabilité et écrit dès qu’elle a un moment dans les trains, les avions, et les bus dont elle rate régulièrement les arrêts …
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Le roman

Le chef du village de Dingxi, où Wei-Wei subit sa «rééducation» depuis l’été 1974, l’a confirmé, elle ira à l’université. Sur le chemin qui la mène à l’entretien, ses espoirs et son enfance défilent : sa santé fragile qui l’a conduite à espérer soigner en alliant médecine traditionnelle chinoise et médecine occidentale, les manuels de médecine et de botanique offerts par son oncle acuponcteur qui ne la quittent jamais, l’exil temporaire de sa famille à Guilin, cette ville extraordinaire où elle a découvert la beauté de la nature avant de regagner Nanning, les études secondaires dans lesquelles elle s’est plongée avec enthousiasme avant d’être envoyée en « rééducation » près de Nanxio, la dureté de la vie paysanne…

Sélectionnée pour l’Institut des minorités du Guanxi en cet été 1976, Wei-Wei découvre alors la farce du destin : elle n’étudiera pas la médecine mais le français. Pour une fille de « droitistes » c’est un espoir qu’il ne faut pas refuser quitte à renier pour la forme sa propre mère.

Après quinze jours d’entraînement militaire où elle tente de rassembler les éléments épars et infimes de sa culture française, Wei-Wei subit toujours avec humour, une autre quinzaine interminable de vaccination politique, où l’on tente de la préserver de la contagion capitaliste.

Commencent enfin les premiers cours de français et leurs cortèges de chocs culturels : la phonétique, la grammaire et l’inaccessible conjugaison. A l’hiver 1977, l’espoir d’entrer en médecine revient alors pour mieux être balayé définitivement.

Les manuels de médecine sont remplacés par un dictionnaire franco-chinois, cadeau de l’oncle Zhou, ancien amant de sa mère, ambassadeur de Chine en France. Après la suppression du travail manuel en 1978 et pendant que son père est envoyé pour couvrir la guerre au Cambodge, elle découvre la bibliothèque, lieu subversif s’il en est et se plonge avec délice dans la découverte de la littérature, telle la grenouille cachée au fond du puits, qui sort la tête du trou pour enfin apercevoir le monde tel qu’il est.

M. Zhao, son professeur, lui révèle alors la vérité : le travail sur des textes de propagande ne lui permettra pas d’apprendre le français.

« Si vous voulez vraiment apprendre le français, le vrai, lisez les auteurs français dans leur langue : il n’y a pas d’autres moyens. » (p. 100)

Le miracle se produit alors à la bibliothèque où elle découvre, dans les restes égarés de la bibliothèque d’un dissident, des romans en français.

Tel le vieux stupide qui cherche à déplacer les montagnes, elle commence alors son vrai apprentissage dans une traduction mot à mot du tome 2 des Misérables qui lui prend quarante-quatre jours. Elle dévore ensuite peu à peu tous les trésors de la bibliothèque, découvre de nouveaux outils de travail de langue et progresse avec méthode. Son évolution accompagne l’évolution politique du pays : décès de Mao Zedong, arrestation de la bande des Quatre, reprise du pouvoir par Deng Xiaoping, réhabilitation des victimes de la Révolution Culturelle (dont ses professeurs).

Il reste à Wei-Wei à découvrir l’amour. C’est grâce à Xun, sa camarade de chambre, qu’elle rencontre Ding, étudiant en Sciences. Il est risqué d’être amoureux à cette époque où les relations sentimentales entre étudiants sont interdites. C’est pourtant le sentiment amoureux qui anime M. Kang, son professeur qui fait ses cours à partir de l’Hebdo de Pékin mais qui prête sa collection de romans français à Wei-Wei parce qu’il l’aime. Wei Wei qui n’est pas sous le charme, apprendra à garder ses distances. C’est aussi l’amour déçu qui pousse sa camarade Yan au suicide. Wei-Wei mesure alors la violence du régime qui salit la mémoire de la jeune fille. Elle comprend aussi grâce au destin de Xun et au choix de sa mère pour elle, qu’il ne va pas être simple de choisir son époux et d’assurer sa liberté de femme.

À partir de 1979, les étrangers se rendent à Nanning, vitrine de la société multiraciale à la chinoise. Wei-Wei redécouvre alors les limites de son français alors que son exploration de la bibliothèque de M. Kang se poursuit. Elle découvre les joies de la traduction comparée et persiste à refuser le choix de sa mère. Elle retourne à Guilin, haut-lieu de son enfance, dans le cadre d’un stage linguistique et découvre qu’elle ne sera jamais interprète.

Le dernier chapitre est l’occasion d’évoquer quelques scènes de son séminaire de cinq mois à Pékin en 1981. Dans le train qui la mène à la capitale elle dresse un bilan : Peng a renoncé à elle au grand désespoir de sa mère, M. Kang a quitté l’école après qu’elle l’a rejeté, Ding, qu’elle aime toujours, est au Wuhan et elle enseigne désormais le français aux élèves des autres départements de l’Institut des minorités nationales. Les scènes à Pékin s’enchaînent : douches collectives dont sa pudeur n’est offensée qu’un temps, cours donnés par des francophones, découverte de la neige et du patin à glace. Elle prend l’habitude de longues promenades dans la capitale en particulier dans les ruines du jardin de la Clarté parfaite. Le livre s’achève sur un dîner chez Mme Yuan, professeur d’Anglais à l’université, où elle découvre comment le manque d’amour dans le couple peut le détruire. Dans le jardin enneigé du Palais d’été, elle prend alors sa décision : elle choisira l’homme qu’elle aime pour époux, se donnera les moyens de réussir les concours universitaires pour le rejoindre au Wuhan et prendra enfin le contrôle de sa vie. A moins que le destin n’en décide autrement …
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Les thèmes

1. Un témoignage sur la société chinoise après la Révolution culturelle

A) La répression et le contrôle des intellectuels pendant et après la Révolution culturelle
La jeunesse de Wei-Wei, comme sa petite enfance, est placée sous le signe du huanglian, l’amertume absolue et le récit montre par un destin individuel l’acheminement temporaire de la Chine vers plus de liberté.

Wei-Wei ne consacre que trois pages à la période de rééducation des « jeunes intellectuels » aux champs. Contrairement à bons nombres d’auteurs chinois qui s’inscrivent dans le courant de la « littérature des cicatrices » (voir groupement de texte), Wei-Wei ne semble pas avoir été maltraitée au-delà du choc de la vie paysanne chinoise pour une citadine. Elle décrit avec compassion la misère des paysans et leur sollicitude lors qu’elle manque de mourir d’une morsure de serpent. On est loin des portraits d’un Dai Sijie dans Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise par exemple (voir le dossier consacré à cette Å“uvre dans notre collection). Pudeur devant les souffrances endurées face au destin éternellement souffrant de la paysannerie chinoise ou spécificité de l’application des directives de Pékin dans la province autonome du Guanxi ? On sent cependant une émotion profonde face à cette épreuve, même si Wei-Wei semble toujours plus préoccupée du sort des autres que du sien.

Le récit de la mère de Wei-Wei à la fin du premier chapitre est à ce titre un des rares moments d’émotion du livre même s’il est tout aussi elliptique. Elle exprime lors de la campagne des « Cent fleurs » en 1957 (date de la naissance de Wei-Wei) des propos qualifié ultérieurement de « droitistes ». C’est en un seul paragraphe lapidaire (p. 35-36) ou les propositions nominales s’accumulent également qu’elle rapporte le récit de sa mère et le processus qui l’a conduite à l’expulsion du parti, à la perte de son emploi puis de l’emploi de son mari.

On retrouvera la même émotion dans le récit de la mort de Yan (p. 153-160) qui la conduit à une sorte de crise existentielle. Le haut-parleur (p. 158) crache lui aussi des phrases nominales comme si c’était le mode d’expression privilégié de l’oppression du régime.

Ces trois récits singulièrement brefs à l’échelle du livre avec une forte unité au niveau de la forme contrastent avec le ton humoristique qui caractérise le chapitre « Double vaccination », lequel rapporte les deux semaines de préparation militaire et les deux semaines de « vaccination politique ». Dans le reste de l’ouvrage, même si l’humour reste présent, le lecteur peut sentir la violence de l’encadrement du parti : gestion du sang des étudiants (p. 90-93), stratégies de Wei-Wei pour circonvenir la responsable politique Mme Lan (p. 94-95 pour la bibliothèque, p. 142-146 pour la relation sentimentale de ses camarades, p. 165-166 pour la lettre de Ding), encadrement strict lors des rapports avec les étrangers (p. 180-182 en particulier), sentiment profond de liberté à Pékin loin du contrôle de l’unité de travail.

Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Wei-Wei justifie ce choix :

« Quand je me souviens de cette période de ma vie, il y a de quoi hurler et pleurer… J’aime mieux en rire qu’en pleurer. La distance – à la fois géographique et temporelle – me permet de le faire. » (cf. Entretien dans les Documents Complémentaires).

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B) Place de la femme dans la société chinoise et dans le roman
C’est sous le signe de l’humour que Wei-Wei décrit également la place de la femme dans la société chinoise. C’est ce qui fait l’originalité de ce texte car si ce sujet est l’une des clés de son Å“uvre, il n’avait pas été jusque là traité avant autant de recul et d’humour.

Comme dans ces Å“uvres précédentes, Wei-Wei propose ici des portraits de femmes qui permettent d’aborder indirectement la complexité de la société chinoise. Dans le compte-rendu de la conférence donnée aux Assises Internationales du Roman à Lyon (Christian Bourgois, Nov. 2007), Wei-Wei justifie cette focalisation sur le destin individuel plutôt que sur la destinée collective :

« Un roman ne prétend pas être la mémoire collective d’un tel ou tel événement. Il ne se veut ni objectif ni complet. Il y a une Révolution culturelle en Chine, mais un milliard de Chinois. Qui pourrait dire que la vision d’un Chinois de ce cataclysme national est moins, ou plus vraie, que celle d’un autre? L’écrivain admet que l’histoire est plurielle, et s’intéresse à des histoires plutôt qu’à l’Histoire, aux façons dont un trauma ou un environnement affecte ses personnages et l’affecte, lui-même. »

Le destin de Mei Li avait permis d’aborder l’Histoire de la Chine par les histoires des femmes de la famille, dans La Couleur du Bonheur. Pieds bandés, mariage forcé, conséquences de l’adultère, violence de la Révolution Culturelle, Wei-Wei avait déjà tissé les fils de son Å“uvre dans ce premier roman. On retrouve le même poids des traditions chinoises et la violence de l’Histoire et de ses retournements dans les destins des « fleurs » de Fleurs de Chine, qui avaient constitué une sorte de kaléidoscope de la Chine post Tian Anmen. Dans Le Yangtsé Sacrifié, c’est la brutalité du contrôle des naissances qui avait été évoquée en particulier avec l’expérience de son amie Li-Li et sa rencontre avec des agents du planning familial.

Ici cependant c’est la question du désir féminin et de son rapport à l’institution familiale, sociale (quasi politique !) qu’est le mariage qui se place au cÅ“ur des préoccupations. Les jeunes filles sages qui entourent Wei-Wei ne cherchent en effet qu’à se marier. Les personnages de Xun et Yan sont à ce titre très révélateurs du peu de liberté dont disposent les jeunes chinoises à l’époque. Xun multiplie les idylles réelles (avec Zhong) ou imaginaires (avec son professeur Qiang) avant de se plier à la volonté de sa famille et d’épouser un jeune journaliste prometteur. Il n’est pas question pour elle de s’affranchir du bon sens familial : on sait ce qui est mieux pour elle et elle s’y plie sans trop de difficultés. Yan, quant à elle, est certainement refusée par la famille de son amoureux qui lui aussi, avec la même inconséquence qui caractérise Xun, n’a pas la force de résister. Le handicap de ses deux frères semble être la cause de ce refus, même si Wei-Wei n’exclut pas qu’il puisse s’y superposer des questions de mésalliances sociales, voire politiques.

Car c’est une mésalliance politique qui empêche son union avec Ding, qui a de la famille à Hong Kong. Dans une famille, certes réhabilitée mais avec un passé de « droitiste », l’union avec un membre de la police, comme Peng aurait été plus sécurisante. On voit donc qu’ « écouter le murmure secret de [son] cÅ“ur » comme Wei-Wei le conseille à Xun, n’est pas un choix simple. Il entraîne un rejet des règles de la hiérarchie familiale, en particulier concernant le respect dû aux oncles (voir l’argumentaire de Xun p.150-151), sociale et politique (cf. le discours du haut-parleur p. 158 présentant le suicide de Yan comme la « conséquence logique d’une vie sans idéal communiste »). L’abandon à son propre désir est d’autant plus difficile que l’on voit que les femmes sont les auxiliaires privilégiées de l’asservissement des jeunes filles comme Mme Lan, la responsable politique de l’Institut ou encore la mère de Wei-Wei rendue trop prudente par son expérience de la Révolution Culturelle, alors qu’elle-même avait connu l’amour avec l’oncle Zhou.

La revendication de Wei-Wei n’est donc pas un simple caprice de jeune fille : il s’agit de s’affranchir d’un système familial, social et politique en choisissant de suivre son désir. Évidemment, la romance est particulièrement pudique surtout dans l’évocation (p. 226-227) de la première nuit d’amour avec Ding. On est très loin des récits des scandaleuses de Shanghaï Mian Mian ou Weihui. Pourtant la question du droit au désir est bien présente et c’est elle qui va pousser Wei-Wei à choisir plus tard la liberté en quittant la Chine et en choisissant de vivre à l’étranger. L’exemple du couple sans amour de M. et Mme Yuan servira de déclencheur pour permettre à une simple « fille Zhuang » de se libérer de ses entraves.

Parallélisme entre la grande Histoire et le petit destin individuel, l’autobiographie s’attache à montrer le lent processus qui a conduit Wei-Wei, victime de « la farce du destin », à enfin prendre en main son destin, alors que la Chine tentait de renouer avec une forme de libéralisation. Mais comme le dit Wei-Wei elle-même :

« Je raconte des histoires mais pas l’Histoire. Ce qui m’intéresse ici n’est pas la Révolution culturelle, ni les blessures ou les cicatrices qu’elle a laissées, mais ce qui m’a amené à étudier le français, ce que m’a apporté la découverte d’une langue complètement différente de la mienne, la rencontre en moi de deux civilisations à la fois opposées et complémentaires, l’influence d’un tel entrecroisement sur ma conception du monde et de l’homme ainsi que mes premières expériences sentimentales… » (cf. Entretien dans les Documents Complémentaires).

On attirera donc l’attention des élèves sur la valeur de témoignage du texte, qui se refuse à l’historicité pour atteindre à l’authenticité. Dimension intéressante à exploiter dans le cadre d’une réflexion sur l’autobiographie …
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2. La quête du sens d’un destin

A) Influence du choix du fragment sur la nature du pacte autobiographique
Il est désormais traditionnel de « soupçonner » l’autobiographie et d’interroger sa construction et son écriture. Or, dans le texte de Wei-Wei, nous sommes dans les canons du roman : pas de texte pour nouer le pacte autobiographique avec le lecteur, une simple indication à la première ligne identifiant l’héroïne à l’auteur, un début in medias res, une fin qui laisse en suspens le destin de la jeune fille.

Lorsqu’on interroge Wei-Wei à ce sujet elle répond ainsi :

« Mes romans ne se terminent pas (heureusement !) à la dernière ligne. C’est au lecteur d’écrire en imagination ce qui pourrait se passer après, comme il doit combler lui-même tous les ‘blancs’ que j’ai laissés au fil des pages dans mes récits. » (cf. Entretien dans les Documents Complémentaires).

Il est intéressant de voir que Wei-Wei associe immédiatement l’écriture d’Une fille Zhuang à une écriture romanesque. On est donc bien dans la recomposition dans le but de délivrer du sens. Dans ce fragment d’autobiographie, tout n’est pas dit mais ce qui est présenté contribue à l’élaboration d’un sens, au développement d’une personnalité.

Finalement c’est moins la rééducation à la campagne qui a forgé sa personnalité que la rencontre contrainte avec le français, moins l’amertume du huanglian que la saveur des mots traduits.

On peut donc parler de reconstruction littéraire du matériel autobiographique pour expliquer un destin. Dans cette perspective, il n’est pas anodin de voir que Wei-Wei choisit des cadres rétrospectifs à chacun de ses chapitres : la marche vers la bourgade principale dans « une farce du destin » pour nous révéler des bribes d’information sur sa jeunesse, le voyage en train à travers la Chine pour atteindre Pékin afin de récapituler la fin de ses études, la promenade dans le jardin pour prendre la grande décision de son existence. Le lecteur est toujours placé à des moments clés où l’itinéraire physique est prétexte à reconstituer l’itinéraire mental. Dans la conférence prononcée lors de la table ronde sur « Littérature et traumatisme » aux Assises Internationales du Roman à Lyon, Wei-Wei met en avant ce trait particulier de son écriture :

« Un roman est un voyage pour celui qui l’écrit et pour celui qui le lit. »

La déambulation est donc la source de l’écriture : c’est elle qui permet l’émergence d’une conscience individuelle, capable de prendre des décisions même si elles sont particulièrement angoissantes. A ce titre l’excipit du texte est particulièrement significatif : Wei-Wei est saisie d’une bouffée d’angoisse en pénétrant dans le jardin (p. 242-243). L’itinéraire physique dans le jardin enneigé, se double alors d’un itinéraire historique, où elle rapporte l’histoire de ce jardin. Ce détour par la grande Histoire permet alors l’élaboration de l’histoire intime et la prise de décision.

Il n’est pas anodin que déjà ces trois autres Å“uvres soient elles aussi marquées par le voyage : voyage vers les États-unis de la petite fille de Mei Li dans La Couleur du Bonheur, voyage autour du barrage des Trois-Gorges dans Le Yangtsé sacrifié, voyage de Ketmie à travers la Chine qui sert de fil conducteur aux Fleurs de Chine. Le style même de Wei-Wei est imprégné par le thème du voyage, avec un certain nombre de paragraphes qui ne dépareraient pas dans un guide touristique. Ainsi dans l’excipit, le lyrisme de la promenade dans le jardin du palais d’été est interrompu par un long paragraphe retraçant l’histoire du palais. (p. 243-244).

Le premier et le dernier chapitre saisissent le personnage en mouvement, sur la route vers l’université, dans le train qui la mène à Pékin, dans la promenade déjà évoquée. La circulation dans l’espace devient une circulation dans la mémoire, quasi dans le temps, avec la multiplication des retours en arrière. On est donc loin de la construction d’une image figée de soi. L’autobiographie se fait voyage plutôt que portrait.
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B) Rôle de la langue française dans le développement d’une conscience individuelle
C’est dans le voyage qu’émerge en effet la conscience individuelle, dans la rencontre avec l’altérité la plus radicale, le français.

Le roman donne avec beaucoup d’humour de nombreux exemples de la distance entre la langue chinoise et la langue française. Le chapitre « Premiers chocs » est à ce titre un bréviaire des difficultés du français pour un Sinophone : la phonétique, le système alphabétique de notation des sons (en opposition avec le système idéographique chinois), la répartition aléatoire entre le féminin et le masculin des noms, la variation en genre et en nombre de l’adjectif qualificatif, l’existence des articles définis et définis contractés, le système de numération, l’ordre de présentation du nom et du prénom, la manière de libeller une adresse, l’absence d’hyponymes pour distinguer les membres d’une famille et la conjugaison (absente du Chinois qui utilise des adverbes comme marqueurs temporels et aspectuels).

Ce chapitre, particulièrement original, permettra en classe une réflexion sur l’acquisition d’une langue étrangère, à mettre en perspective avec l’enseignement en langues étrangères que les élèves reçoivent au collège et éventuellement avec leur propre acquisition du français, dans le cas d’élèves originellement allophones. On sera sensible en particulier à la démarche de restitution du sentiment d’étrangeté linguistique, finalement assez rarement décrite avec autant de précision, , si ce n’est, pour donner dans le contre-champ, dans Un barbare en Asie d’Henri Michaud.

Une étrangeté qui est finalement de moins en moins inquiétante et de plus en plus familière comme le montre l’exemple des proverbes (voir p.112-114). Nous sommes, dans ce chapitre « Mot à mot », non plus dans les découvertes d’une radicale altérité linguistique comme pour la conjugaison (voir p.69-75), mais dans une démarche d’appropriation. Wei-Wei y découvre le bonheur des proverbes. Elément clé dans la stylistique chinoise, le proverbe devient une source de familiarisation avec la langue française, savourée non plus dans la douleur de la traduction interminable du tome 2 des Misérables (44 jours) mais dans la concision et la densité de la forme brève. On fera remarquer aux élèves la précision des souvenirs de Wei-Wei quant aux outils qu’elle utilisait à l’époque (nom des dictionnaires et des grammaires, …) mais aussi quant aux méthodes utilisées (traduction mot à mot de textes littéraires, utilisation du dictionnaire unilingue, …).

Dans la construction autobiographique, c’est précisément cette étrangeté et cette réflexion sur la démarche d’apprentissage (remise en cause à plusieurs reprises avec en particulier la révélation de M. Zhao) qui donne sens au destin particulier de Wei-Wei. Wei-Wei se donne comme exemple de la volonté d’apprendre et comme actrice autonome de sa propre progression. La recherche de roman français qui ponctue les chapitres à partir du chapitre « Une grenouille » montre sa persévérance, déclinée sur le mode du conte chinois par l’histoire du vieux stupide. La construction mot à mot du savoir, malgré l’absence initiale du désir, malgré les obstacles (en particulier les textes traduits) est particulièrement signifiante. C’est à partir de ce travail minutieux sur la langue et sur la découverte de la littérature que s’organise la remise en cause du système universitaire, politique et enfin familial.

« Comment ais-je osé croire, moi, une fille chinoise extraordinairement ordinaire, que je faisais une exception à la règle générale ? À qui la faute ? À Bajin ! À Dingling ! À Tolstoï ! À Stendhal ! À Dumas ! À Hugo ! À Gide ! À… à tous ces auteurs à la fois si lointains et si proches que je fréquente ces derniers temps. C’est la faute de leurs pages au levain pervers de liberté individuelle dont je me délecte en cachette. C’est la faute de ces drogues à l’arôme enivrant de l’amour absolu et du bonheur de l’individu, dont je m’empoisonne le cerveau avec la plus grande joie du monde ! C’est de leur faute ! » (p. 171)

Cette liberté acquise par la langue étrangère, qui permet de dépasser son éducation et même de jurer en toute liberté (voir p. 114), est une source de révolte. On insistera donc avec les élèves sur ce rôle, souvent étonnant pour eux, de ferment de la révolte de la lecture. On montrera comment la lecture est perçue à juste titre, dans le roman, comme un élément particulièrement subversif avec les inquiétudes de Mme Lan, qui convoque Wei-Wei à ce propos, ou encore les craintes de la bibliothécaire au moment de prêter les romans français.
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C) Pourquoi le français ?
L’importance des romans français dans l’émancipation de la jeune femme pourrait amener à construire des influences qui se retrouveraient dans l’écriture de l’auteur. Face à un auteur en équilibre entre le chinois, le français et l’anglais (sa langue de communication actuelle), l’exégète est tenté de faire des comparaisons. Ainsi dans le passage où la mère de Wei-Wei rapporte son exclusion du parti, la multiplication des phrases nominales ne serait-elle pas un écho de la langue chinoise en français, par exemple ? Wei-Wei s’apparente-t-elle au mouvement décrit par Noël Dutrait dans son Petit précis à l’usage de l’amateur de littérature chinoise contemporaine, comme celui de la « littérature des cicatrices » ? (cf. Groupement de texte pour un éclaircissement sur ce thème) On peut retrouver en effet une communauté de démarche chez elle avec des auteurs comme Zhang Xinxin, chez qui, le reportage dans la société de l’après-révolution culturelle devient support romanesque.

Pourtant elle ne ressent pas ses influences sur sa façon d’écrire :

« Je ne me situe pas par rapport aux autres auteurs ni à quelconque courant littéraire : j’écris ce que j’ai envie d’écrire, c’est tout. » (cf. Entretien dans les Documents Complémentaires).

L’influence serait plus occidentale comme elle le précise plus bas sans toutefois révéler le nom des auteurs qui ont pu l’influencer :

« Découvrir des auteurs occidentaux, c’est découvrir d’autres manières de vivre, de voir, de sentir, d’aimer, de penser, de raisonner et d’écrire. En ce sens, oui, ils m’ont beaucoup influencée, écriture et au-delà. » (cf. Entretien dans les Documents Complémentaires).

Cette revendication d’une individualité dans son processus d’écriture est particulièrement signifiante.

C’est le français, en effet, qui permet cette plus grande liberté : il lui donne une plus grande latitude stylistique puisqu’elle n’écrit pas dans sa langue maternelle (de quelle manière la latitude linguistique car on pourrait dire le contraire dans la mesure où justement ce n’est pas sa langue …) ainsi qu’une plus grande distance, d’une part, avec les souvenirs qui lui permettent d’introduire de l’humour dans le récit de ces souvenirs douloureux, d’autre part avec la vie présente en Angleterre. C’est sûrement aussi parce que le français est la langue qui a construit l’individualité de Wei-Wei, comme nous le rapporte ce livre.

1 Propos « droitistes » (expression de Wei-Wei) ou « droitiers » (pour d’autres traducteurs), manifestant une opposition à la politique communiste.
2 Putonghua : langue parlée officielle (mandarin) basée sur les dialectes Han du Nord de la Chine.

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